Parti Communiste International
La Libye entre l’écroulement du “socialisme islamique” et les manœuvres des États impérialistes


Ce qui se passe en Libye indique que nous sommes proches d’une rupture de la situation politique internationale, et que les rapports entre les différentes groupes impérialistes aux intérêts opposés et en perpétuelle mutation, s’orientent vers une guerre générale.

En l’espace de quelques jours, voire de quelques heures, certaines parmi les plus grandes puissances ont décidé d’entrer en guerre contre la Libye au nom de la défense "humanitaire" des populations révoltées de la Cyrénaïque, menacées par les rétorsions du gouvernement de Tripoli.

L’infortune de la population de Libye est qu’elle vit dans un pays avec de grandes réserves de pétrole, de gaz et d’autres matériaux stratégiques. Elle a en outre un autre point faible: qui est que son gouvernement est affilié à la bourgeoisie italienne, État impérialiste vile et de second rang qui ne peut se défendre et la défendre des convoitises des autres puissances.

Les bourgeoisies de Tunisie et d’Égypte sont en train d’essayer d’enliser la crise sociale, au moins momentanément, dans les bas fonds de la "démocratisation" du régime, sur le modèle de "tout changer pour ne rien changer".

En Libye, au contraire, une partie de la classe au pouvoir, certainement après accords et encouragements de la part des États impérialistes, a profité de la révolte des masses contre la détérioration de leurs conditions de vie, pour obtenir une répartition plus avantageuse par rapport à celle concédée sous Kadhafi. La France et la Grande Bretagne ont saisi l’occasion de se débarrasser d’un personnage avec lequel elles ne faisaient pas leur beurre, à la différence de l’Italie qui jouissait en Libye de rapports disproportionnés par rapport à son poids.

L’État libyen s’est défendu par la force, en faisant intervenir, tout de suite après les premières escarmouches entre polices et rebelles, l’armée, l’aviation, des groupes de mercenaires étrangers et des troupes spéciales. Mais Kadhafi a été abandonné par une partie du personnel de son régime, dont certains au plus haut niveau des forces armées, par l’appareil diplomatique et membres du gouvernement et par une partie de ses plus proches collaborateurs.

Les révoltés aussi font appel à l’orgueil de la nation (en admettant que la Libye constitue réellement une nation). Il s’est de ce fait créée une situation de double pouvoir, Bengasi et la Cyrénaïque aux mains des rebelles, Tripoli et la Tripolitaine restées dans les mains du régime, ce qui a conduit à la guerre.
 

LA CONCURRENCE ENTRE IMPÉRIALISMES

Si toute la classe mondiale des capitalistes est alliée de façon permanente contre la classe des salariés de tous les pays, les différents capitalistes sont entre eux en concurrence continuelle, pour ne pas dire en guerre permanente: "mors tua vita mea" (ta mort est ma vie) pourrait être leur devise.

Et ce qui arrive en Libye ne concerne pas tant la liberté et la démocratie, déclamées sur tous les tons et refusées au peuple libyen depuis 42 ans, mais plutôt les futurs contrats de fourniture de pétrole et de gaz qui doivent s’écouler régulièrement vers l’Europe; tout le reste n’ayant qu’une importance secondaire.

En raison de leur concurrence impitoyable, chacun espérant obtenir une position prédominante sur les autres, France, USA, Angleterre, Italie etc.., tous se sont comportés selon une stricte logique égoïste de capitalisme national. La conduite de la guerre se caractérise précisément par le heurt continuel entre "alliés", et ceci aux dépens des rebelles.

Les USA sont intéressés par le pétrole; la France, en plus du pétrole, aux gisements de métaux rares et à ce qui lui est nécessaire pour l’énergie atomique dans le Sahara, qu’elle continue de considérer comme sa cour intérieure. L’Angleterre, pour ne pas se voir exclure de cette affaire lucrative, semble avoir entre-temps envoyé un petit noyau d’instructeurs dans le but d’organiser la résistance militaire en Cyrénaïque. Enfin la petite Italie, selon une tradition séculaire, joue un double jeu: elle ne peut appuyer l’ancien gouvernement libyen, mais ne peut compromettre non plus ses importantes affaires dans le pays dont elle est le premier partenaire commercial.

Cette situation confirme notre analyse que derrière tous les drapeaux de l’Europe unie, il n’y a en fait aucune unité: il s’agit seulement d’une cohabitation au calme apparent, prête à s’enflammer dès que surgit un problème sérieux. L’histoire séculaire des différents capitalismes nationaux est bourrée de heurts économiques qui souvent se sont terminés par des alliances changeantes et des conflits militaires. I l n’existe pas une réelle concentration de capitaux supranationaux proprement européens qui mettent en mouvement une économie unique. Les entreprises productives en continuels conflits commerciaux pour leur survie sont trop nombreuses, et l’exemple le plus évident en est le secteur de l’automobile. L’évolution de la crise générale du capitalisme ne permet pas non plus d’imaginer que ce cours puisse s’inverser!
 

LA "RÉSISTANCE" LIBYENNE

La côte libyenne, aire fertile et peuplée, est en forme de croissant: la concavité au centre correspond à l’ample golfe de la Syrte, qui baigne des terres peu peuplées; à l’extrémité orientale, vers l’Égypte, la Cyrénaïque avec les villes importantes de Tobrouk et Bengasi, la seconde ville libyenne; à l’autre extrémité, vers la Tunisie, la Tripolitaine avec la capitale Tripoli. Et au milieu et vers le sud, le précieux désert.

En pratique, il y a deux pôles géographiques sur lesquels gravitent les activités économiques et sociales et qui pourraient constituer des entités indépendantes. La capitale et les territoires qui l’entourent comprennent évidemment les centres économiques, politiques et stratégiques les plus importants. L’autoroute côtière, Tripoli-Bengasi devrait être construite aux frais de l’Italie, en réparation, selon les prétentions de Kadhafi, des crimes commis par l’armée italienne, d’abord durant l’invasion, puis ensuite par le gouvernement colonial durant la brève occupation du pays.

En 1911, après avoir déclaré la guerre à la Turquie, l’Italie occupa la Tripolitaine et la Cyrénaïque, qui jusqu’alors faisait partie de l’empire Turc. Sous le Fascisme toute la Libye deviendra une colonie italienne. Les troupes italiennes en seront délogées en 1943 par les forces alliées. En outre, pour s’opposer à l’émigration clandestine à partir des côtes libyennes vers l’Italie, Kadhafi exigea de l’Italie la fourniture de flotte spéciale et de techniciens militaires. Vue les relations commerciales fructueuses pour la bourgeoisie italienne, l’État italien acquiesça.

Il est difficile de savoir qui commande aujourd’hui en Cyrénaïque, parce qu’il est bien évident qu’il y a un manque réel de direction politique, et par conséquent militaire, pour organiser une prise de pouvoir. Il semble que la rage populaire spontanée, privée de direction, ait en fait pris par surprise la petite bourgeoisie locale somnolente, qui en toute hâte a été poussée à la tête de la révolte.

Mais les partis capables de guider les révolutions ne s’inventent pas. Ceci se traduit par l’incapacité d’organiser la défense des villes libérées, et encore moins de vaincre. Après une première période d’euphorie, qui s’est dilapidée dans l’inertie, les forces loyalistes se sont regroupées et sont passées à la contre attaque reprenant certaines positions perdues. Désormais, depuis que les insurgés se sont follement confiés à la seule intervention étrangère, celle-ci maintient des cieux, l’équilibre des forces de façon à ce que la guerre continue. Elle a mis hors d’usage les systèmes radar de l’aviation libyenne et bombardé quelques colonnes de chars armés de l’armée régulière. Certaines villes côtières, pas beaucoup plus que de gros villages, sont tour à tour perdues et péniblement reprises par les rebelles. Ces derniers semblent n’être que des bandes militaires non coordonnées, avec des problèmes d’approvisionnement de tout type, et qui, abandonnées à elles-mêmes, seraient éliminées ou disparaîtraient toutes seules.

On ne sait pas quelle fin ont eu et quel pouvoir ont les cadres et les forces de l’armée libyenne passés sur l’autre front, s’ils existent.

C’est une pure illusion de penser à la naissance subite d’une organisation prolétarienne capable de guider les événements, en raison autant de la fuite de presque tous les ouvriers immigrés, qui constituaient la grande masse du prolétariat en Libye, que du nombre réduit des prolétaires locaux qui n’ont pas réussi auparavant à se donner la moindre organisation.

Dans cette situation, le jeu sera conduit par les diplomaties européennes sur la tête de la petite bourgeoisie libyenne et du prolétariat libyen et européen.
 

LE PRÉTENDU "SOCIALISME ISLAMIQUE"

Dans notre travail de parti intitulé "Le fondamentalisme islamique dans les pays du Maghreb: une perspective fourvoyante pour le prolétariat" ( dans Comunismo n° 41-44 de 1997), nous avions analysé les divers pays du sud de la Méditerranée, et les conditions du prolétariat et des autres classes opprimées, comme la petite paysannerie. Nous avions décrit pour chaque pays le rôle des bourgeoisies nationales et des différentes structures religieuses, gestionnaires et garantes du contrôle social.

Certaines de ces contradictions ont aujourd’hui explosées, car lorsque la crise internationale du capitalisme fait les comptes, les premiers maillons à sauter sont les anneaux les plus faibles et les plus critiques de la chaîne d’exploitation, mondiale, unique et infernale.

Au sujet de la Libye, nous analysions le "Livre vert", une sorte de copie-collé du livre rouge de Mao Tsé-Toung, faisant fonction d’idéologie nationale, agrémenté d’un fumeux "socialisme islamique". «Tout ceci ressemble à une forme hybride entre les antiques conseils familiaux-tribaux et les modernes comités de quartier, auxquels sont réservés la gestion des petites affaires et au maximum l’expression d’avis et d’opinions sur les grandes questions, qui ensuite sont toujours résolues sous la tente de Kadhafi. Rien de tellement révolutionnaire et bouleversant pour une société jusqu’à peu agro-pastorale, où étaient encore très forts les liens des formes communistes de la vie tribale, y compris celle de la propriété indivise du sol et de l’eau, et qui à cause de ses ressources pétrolifères a été entraînée dans le tourbillon de la production capitaliste (...). Ce "Livre Vert" reste comme un bréviaire de bonnes intentions pour la propagande, tandis que l’économie réelle ne va certainement pas vers le prétendu socialisme islamique, ni vers celui bolchévique de Lénine. Le capitalisme avec ses crises a déjà franchi les frontières libyennes».

Aujourd’hui, à 14 ans de cette étude, la crise capitaliste a détruit le régime, qui flottant sur un océan de pétrole et de dollars, semblait être le plus solide et le plus "fortuné" du Maghreb. Les bédouins, contraints à de frugales consommations, ont vu leurs déserts, oasis et côtes, traversés par des réseaux d’oléoducs qui amènent ailleurs pétrole et gaz, et apportent avec eux richesse et bien-être dont il ne leur revient que quelques miettes. Tandis que les statistiques sur le PNB par tête les décrivent comme trois ou quatre fois plus riches que les citoyens des pays qui les entourent, la plus grande quote-part de la richesse nationale disparaît dans le réseau karstique de quelques familles et personnes.
 

LA SITUATION ÉCONOMIQUE

Pour évaluer la dimension de cette crise et chercher un cadre pour l’évolution de la situation, prenons "The world factbook" publié par la CIA et qui fournit les plus récentes données, de juillet 2010.

Le fait qu’en Libye, avant la guerre, travaillaient environ deux millions d’immigrés, arrivés là en quête d’une vie meilleure, le plus souvent pour des salaires très bas, constitue un fait important. La majorité étaient égyptiens et tunisiens (électriciens, plombiers, ouvriers de l’industrie, du bâtiment, boulangers, pâtissiers) ou provenaient d’Afrique centrale ou de la Corne de l’Afrique (qui font les métiers les plus humbles et les plus fatigants); mais il y avaient aussi 60 000 Bengalais, 36 000 Chinois ( ils travaillent dans les grands travaux publics adjugés à des entreprises étrangères), 30 000 Philippins, 25 000 Turcs, 18 000 Indiens, et d’autres originaires de l’Europe balkanique ( personnel hospitalier). Les Italiens, nonobstant les forts intérêts économiques de l’Italie, n’étaient que 1500. Les citoyens libyens, soit 6 millions et demi, travaillent surtout dans l’administration publique et dans le commerce.

Par conséquent il semble que les travailleurs immigrés soient plus nombreux que les travailleurs indigènes. Le taux de chômage est de 30% mais n’est pas déclaré: les statistiques sur la Libye sont seulement des estimations sans continuité, en l’absence de données officielles.

Les résidents libyens sont ainsi répartis par tranche d’âge: 0-14 ans 33%; 15-64 ans 62%, plus de 65 ans 5%. La moyenne d’âge est de 24 ans, une société jeune qui croît au rythme de 2,1% par an, avec un taux de fertilité de trois enfants par femme; l’espérance de vie est élevée: 75 ans pour les hommes et 80 pour les femmes. Le taux d’urbanisation le long de la côte (là où se trouvent principalement les villes), est de 78%.

Avec les autres rubriques des indicateurs sociaux, il en ressort un cadre en apparence équilibré.

La base économique dépend principalement du secteur pétrolier qui constitue 95% des exportations et 80% des recettes fiscales.

Voici la variation des indices des prix à la consommation de 2002 à 2008: -8,8%; -9,9%; -2,1%; -3,4%; -1,0%; +1,8%; +2,2%: cette suite de chiffres nous montre que d’une phase de sensible descente des prix, le pays est passé à une lente remontée.

La production de pétrole est de 1,8 millions de barils par jour, avec des réserves estimées à 47 milliards de barils. La production de gaz est de 16 milliards de mètres cube avec des réserves établies à 1539 milliards de mètres cube.

Voici les conclusions de l’étude de la CIA sur la Libye: «De consistantes rentes du secteur énergétique ensemble à une population réduite font de la Libye un des pays au plus haut revenu d’Afrique, mais seule une petite partie de celui-ci atteint les couches les plus basses de la population (…) En raison des caractéristiques du sol, la Libye doit importer 75% des produits alimentaires nécessaires (...) Les cinq dernières années le gouvernement a fait des pas importants pour ramener le pays dans le giron international. Après l’annonce de la Libye d’abandonner le programme pour la construction d’armes d’extermination de masse en 2003, l’ONU se prononça pour une modification des sanctions appliquées; les USA commencèrent à modifier les sanctions unilatéralement depuis 2004 jusqu’à fin 2006.Ceci attira beaucoup de capitaux extérieurs pour les investissements, avec l’intention de doubler l’extraction de pétrole pour les huit années successives».
 

LES FORCES ARMÉES LIBYENNES

En effet, le colonel, craignant de finir comme Saddam Hussein, se soumit sagement aux prétentions américaines dans le domaine militaire, et rechercha une collaboration avec l’Occident.

Les dépenses militaires libyennes ont été estimées en 2005 à 3,9% du produit intérieur brut (PIB). Il n’est pas exclu que la Chine, toujours en chasse de pétrole et de bonnes affaires, ou la contrebande avec l’ex URSS, n’aient pourvu sous le manteau aux demandes d’armes.

Dans l’armée, la conscription est obligatoire et dure 18 mois à partir de 17 ans; en plus de l’armée de terre, de la marine et de l’aviation qui comprend en tout 50 000 unités régulières, la Libye dispose de la Milice Populaire, une formation paramilitaire de 43 000 hommes. Il n’y a évidemment pas de données sur les milices constituées de mercenaires de tout type et d’escadrons de la mort fidèle au rais. Sur le papier,les Forces armées libyennes disposeraient d’un armement consistant, surtout d’origine russe et remontant aux années 70 et 80, mais nombre de ces armes sont désormais obsolète et souvent inutilisables.

A cause de la crise économique, mais principalement en raison de l’embargo terminé depuis quelques années, l’armée libyenne n’a réussi que récemment à se doter de certains systèmes d’armement plus efficaces. La preuve en est que dans le récent conflit libyen-tchadien, de la fin des années 70 à la moitié des années 80, l’armée libyenne, engagée dans quatre incursions profondes au Tchad, souffrit de graves pertes, surtout en 1987 dans la fameuse "Guerre des Toyotas", connue pour l’usage de ses pick-up dans le transport des troupes. Cette guerre se révéla être une cuisante défaite pour la Libye qui, selon la CIA, perdit un dixième de son armée avec la mort de 1500 soldats et la capture d’équipements de guerre pour une valeur de 1,5 milliards de dollars, contre la perte de 1000 hommes du côté tchadien, soutenu par la France.

Comme on l’a vu le prolétariat libyen est surtout d’origine étrangère. Le prolétariat indigène est une minorité au sein d’une population petite bourgeoise et pré-capitaliste. Cela peut sembler étonnant dans un si petit pays. En fait la Libye a suivi la même voie que les pays de la péninsule arabique qui vivent de leur rente pétrolière et emploient surtout un prolétariat étranger. Cela s’explique au départ par le manque de main d’œuvre qualifiée, mais aussi par les traditions esclavagiste de ces contrées et la volonté politique de transformer une partie de la population locale en rentier afin d’assurer la paix sociale et la stabilité politique. Pour la Libye c’est raté, car comme pour le reste de l’Afrique du Nord, la plus grosse partie de la rente pétrolière et gazière est accaparée par une minorité de familles dont celle de Kadhafi.

Dans la situation actuelle il n’y a rien à attendre des événements en Libye. Cette dernière ne peut être que le jouet des forces impérialistes qui en Afrique mènent une partie de bras de fer, avec d’un côté les impérialistes anglais, français et à tout seigneur tout honneur, américain en tête, et de l’autre les impérialistes russe, qui bien qu’affaibli n’est pas à terre et surtout celui chinois qui vise à prendre la place des États-Unis.

Seule le réveil du prolétariat mondial pourra changer la donne.