Parti Communiste International

15/01/2014

LE NATIONALISME IRLANDAIS ET SA FIN CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRE.

Reprise des rapports exposés à la réunion du Parti des 6 et 7 mai 1989 et publié dans « Il Partito Comunista »n°144-147 de 1986 et n°176-178 de 1989 et dans « Communist Left » 1989, n°1 « Ireland: Sinn Fein from the Bullet to the Ballot ? »

  1. 1. Bref compte-rendu.
    1. 2. L'ancestrale unité ethnique.
    2. 3. La première colonie moderne.
    3. 4. Sur la vague des révolutions américaine et française.
    4. 5. Engels sur l'Irlande de 1843.
    5. 6. Le marxisme et la question nationale.
    6. 7. Extermination et révolution industrielle.
    7. 8. Entre le 19e et le 20e siècle18.
    8. 9. Bourgeois et prolétaires en Irlande à l'époque de la guerre mondiale.
    9. 10. La révolte de Dublin en avril 1916, un assaut au ciel.
    10. 11. Vers un État national.
    11. 12. L'Ulster fondée sur la discrimination religieuse.
    12. 13. Contre-révolution bourgeoise du nouvel État du sud. La guerre civile irlandaise (juin 1922 - mai 1923)
    13. 14. L’Internationale communiste et la question nationale irlandaise.
    14. 15. Nationalisme trahi en 1921-23 ou domination de classe ?
    15. 16. Luttes sociales sous bannière religieuse en Irlande du Nord.
    16. 17. L'irrédentisme armé.
    17. 18. L'IRLANDE CONTEMPORAINE.
    18. 19. Conclusions.


1. Bref compte-rendu.

Depuis plus de soixante ans notre courant se situe sur le fil continu de positions programmatiques et tactiques liées de façon indissociable à notre doctrine unitaire, dialectique et matérialiste. Il est évident que nous ne sommes pas dogmatiques par amour d'une cohérence abstraite, ni pour le luxe d'une logique conséquente, mais parce que l' « on sauve le futur uniquement en sauvant, dans le présent, le passé et en le projetant dans l'avenir » ; ainsi, boussole en main, malgré la confusion régnante et les reculs monstrueux du mouvement ouvrier et communiste, nous allons de l'avant et préservons l'avenir.

L'exigence de poursuivre la recherche sur les questions nationales ou raciales, déjà entreprises par Marx, Engels, poursuivie par Lénine, par la Gauche, et donc par notre parti, même minuscule, nous impose, après quelque temps, de refaire le point sur la question irlandaise à la lumière des récents et continuels bouleversements. Il s'agit d'affronter la réalité en cherchant à combler les brèches qui ont affaibli le front révolutionnaire.

Nous disions dans un de nos textes : « La situation actuelle, caractérisée par l'absence transitoire d'un mouvement autonome du prolétariat, nous contraint – au niveau de notre activité pratique – à revendiquer l'intégralité de nos textes classiques, à en combattre toute altération, à savoir attendre que l'inévitable modification des situations pose de nouveau le problème du raccord pratique entre le programme et les luttes prolétariennes, à ne pas substituer notre intellect à ces luttes pour résoudre des problèmes que la bourgeoisie nous a proposés plus de cent fois ».

Le rapport sur l'Irlande a constitué l'introduction à un travail bien plus ample que le parti entreprend sur la question irlandaise.

En enfonçant le bistouri du déterminisme historique dans la thématique irlandaise, nous ne pouvons que constater combien dans ses malheurs cet ancien peuple a réussi à résister aux adversités historiques, dues surtout à la malchance de se trouver proche d'une autre île plus grande qui eut l'opportunité de se développer la première tant sur le plan économique que sur celui politique et social.

Si l'Angleterre fut la première nation capitaliste, on peut bien dire que l'Irlande fut la première colonie ; en effet l'occupation de l'Irlande par les Anglais peut se dater de 1170, alors que l'union des Anglais avec les Écossais et les Gallois pour former le Royaume-Uni de Grande Bretagne surviendra les siècles suivants après d'âpres luttes intestines, mais ceci sera précisément une union, non une soumission !

Le peuple irlandais fut pendant des siècles dominé d'abord par des princes puis par des bourgeois anglais ; faim, épidémies, émigrations forcées ne permirent pas un développement naturel de ce peuple, et les pires brutalités et même les pires atrocités furent à l'ordre du jour, mêmes si elles s'accompagnèrent de demi-mesures démagogiques qui ne résolurent que de façon minime les problèmes les plus urgents.

Le rapport, après s'être arrêté sur les ultimes évolutions électorales de l'IRA1, qui montre de plus en plus clairement son visage démocratico-populiste et bourgeois, a synthétiquement décrit les vicissitudes que l'Irlande a traversées ces deux derniers siècles.

Ce fut à partir du 16ème siècle que le gouvernement anglais commença à organiser systématiquement les contrastes entre catholiques et protestants. Dans la partie Nord Est de l'île, la population fut expulsée et remplacée par des colons britanniques, base historique de la différenciation entre le Nord et le reste de l'île. Différenciation qui s'accentua par la suite par le développement industriel dans une certaine mesure de cette région, le seul développement permis par l'impérialisme britannique. Lors de la reconquête élisabéthaine de l'Irlande, toute la population irlandaise qui était catholique fut pratiquement mise hors la loi et et interdite de toute possession de la terre. Cette politique s'intensifia les décennies suivantes au fur et à mesure que le gouvernement de Londres se rendait compte qu'il ne réussirait pas à maintenir sa domination sur toute l'Irlande. Les généreuses luttes irlandaises de la période qui va de la révolution américaine aux premières décennies du 19e siècle furent chaque fois défaites surtout parce que l'Irlande avait le malheur d'être trop proche de l'Angleterre.

La grande famine des années 1840 fut provoquée non seulement par les parasites mais surtout par les impitoyables lois économiques d'un capitalisme anglais en plein développement et par le pillage colonial de l'Ile qui conduisait à un épuisement des sols.

Malgré un rigoureux contrôle policier et militaire, au fur et à mesure que l'industrialisation capitaliste pénétrait l'île, que se développait une bourgeoisie et un prolétariat indigène, la renaissance d'un mouvement indépendantiste sur des bases démocratiques et bourgeoises, appuyé par le prolétariat, devenait inéluctable. A la fin du 19ème, la bourgeoisie anglaise était contrainte à des concessions ; ce fut le « Home Rule Act » qui devait concéder une autonomie à l'Irlande. La guerre mondiale permit à la bourgeoisie anglaise d'en reporter l'application. Mais l'insurrection devenue inéluctable, éclata prématurément à Dublin en 1916. La guerre impérialiste de 1914 terminée, la guerre contre l'oppresseur anglais se propagea partout.

Le statut, offert par Londres peu de temps après, d'État formellement indépendant, même privé de l'Ulster, fut accepté par de nombreux dirigeants indépendantistes, et le nouveau gouvernement commença en 1922 à constituer sa propre armée, dont le but était principalement celui de contrôler les nombreux « mécontents » qui réclamaient une Irlande unie. La lutte reprit encore plus violente entre les ex-compagnons d'armes, mais la bourgeoisie irlandaise réussit à « pacifier » le pays.

Le capitalisme irlandais, alors plus agraire qu'industriel, avait réussi à avoir « son » État, mais seulement au prix d'un lâche compromis avec Londres qu'il préféra plutôt que de déchaîner une lutte radicale et s'appuyer sur un potentiel révolutionnaire qui l'effrayait. Ce compromis se fit au prix de la renonciation à la partie la plus riche de l'île ; sa violence « révolutionnaire » s'exprima alors surtout face aux rebelles qui n'acceptèrent pas l'accord capitulard. Cet épisode contre-révolutionnaire marquait la fin du rôle révolutionnaire de la bourgeoisie Irlandaise et mettait fin, de façon peu glorieuse, au romantisme révolutionnaire démocratique et national. A la décharge de la bourgeoisie irlandaise, qui a comment arrachée son indépendance par la force des fusils, il faut souligner qu'il était impossible de libérer l'Ulster, sans l'appuie du prolétariat protestant. Or ce dernier collaborait ouvertement avec les troupes fascistes orangistes et soutenait l'impérialisme britannique.

Avec la formation d'un État indépendant et démocratique, la voie était libre pour un puissant développement du mode de production capitaliste, théâtre indispensable à la lutte de classe moderne entre le prolétariat et la bourgeoisie, préparant ainsi les conditions nécessaire pour passer au socialisme.

Durant la guerre civile de la fin du 20ème siècle en Irlande du Nord et jusqu'au début des années 2000, l'IRA provisoire présenta l'unification de l'Irlande comme la solution à tous les maux et problème sociaux de l'Ulster ; or ceux-ci sont au contraire causés par une situation économique de portée mondiale. Il s'agit en réalité d'un faux objectif que la bourgeoisie irlandaise agite face au prolétariat pour en déjouer la force éversive, objectif que le prolétariat doit ignorer pour être libre de lutter par lui-même pour ses objectifs de classe : le renversement de la bourgeoisie par la force des armes et l'abolition du salariat et du capital pour permettre le libre développement de la société communiste.

Aux temps lointains de la bourgeoisie révolutionnaire, le marxisme a souhaité la formation d'une Irlande indépendante, non seulement parce qu'elle était le cadre nécessaire au développement d'une société bourgeoise, mais aussi parce qu'elle aurait libérer le prolétariat anglais de tout lien avec l'impérialisme de sa propre bourgeoisie, au moins en ce qui concerne l'Irlande, la première colonie anglaise, et lui aurait permit de lutter pour sa propre émancipation. Et lorsque l'on se rappelle le poids industriel de l'Angleterre alors dans le monde, on comprend tout de suite l'importance stratégique du prolétariat anglais pour la révolution internationale à cette époque.

Aujourd'hui, le plein développement au sens capitaliste des deux sociétés irlandaises rend l'objectif de la réunification, non seulement inutile, mais sert à dévier la reprise des luttes économiques et politiques du prolétariat de ses objectifs de classe. A une lutte sur des bases de classe on substitue une lutte inter-classiste.

2. L'ancestrale unité ethnique.

Après le lent retrait de la dernière glaciation vers -16.000 ans pendant laquelle l'Irlande est recouverte de glace, les hommes réfugiés dans le sud de l'Europe se trouvent dans la nécessité naturelle de pousser leurs continuelles pérégrinations vers le Nord qui avait subi un renouvellement transformant le paysage, faisant disparaître certains types de faune et de flore pour en donner vie à d'autres.

On ne peut encore bien établir quelles furent les premières sociétés communistes de l'île irlandaise, mais la présence des hommes est attestée vers -9000 av JC. Ces premiers groupements humains qui ont peuplé l'Irlande appartenaient à une population plus vaste que les historiens et archéologues, du 19° siècle jusque dans la seconde moitié du 20° siècle2, appelaient les Ibères que l'on distingue des peuplades indo-européennes. Il s'agissait d'une population blanche aux cheveux bruns et aux yeux marrons qui a peuplé toutes la côte océanique depuis le sud de l'Espagne jusqu'aux îles britanniques. Ces peuples, dont l'organisation sociale reposait sur le lien du sang, ont laissés de formidables vestiges mégalithiques (le cumulus de Newgrange en Irlande, Stonehenge – un site astronomique et religieux – dans le sud de l'Angleterre et Carnac en Bretagne, dans l'ouest de la France). Ils passèrent au stade du néolithique vers 4000 ans avant JC avec l'agriculture et se trouvèrent au stade du bronze lors de l'arrivée des Celtes, qui venaient de l'est de l'Europe, comme les autres peuples d'origine indo-européenne, et qui utilisaient déjà le fer.

En effet c'est seulement dans les premiers siècles du IIe millénaire que les tribus celtes habitant la Germanie centro-méridionale commencèrent leur lente expansion vers l'Orient, vers l'Asie Mineure à travers la péninsule balkanique, et vers l'Occident atteignant, après avoir traversé la France, la péninsule ibérique (où en se mélangeant aux populations ils donnèrent les celto-ibériques) et les îles britanniques. Les Celtes ne connurent jamais une unité politique véritable, mais ils se distinguèrent par l'homogénéité de leur langue et pendant de nombreux siècle par leur religion (le druidisme). Ils présentaient la structure sociale tripartite des peuples indo-européens3 dont ils étaient issus avec une fonction sacerdotale prédominante, une fonction guerrière, une fonction productrice (agriculteurs, éleveurs, et autres expressions liées à la fécondité).

Ils étaient divisés en des tribus variées ; nous rappellerons celle des Boïens qui en 390 avant JC, après avoir occupé la vallée du Pô, parvinrent à Rome qu'ils mirent à feu et à sang. Ceux qui occupèrent la région de la France actuelle, furent appelés Gaulois par les Romains, tandis que vers les îles britanniques, se déplacèrent plusieurs tribus : les Cantiaces, les Icènes, les Cornoviens, les Brigantes, les Pictes, les Caledones, les Scots, etc... et les Gaëls qui envahirent l'Irlande vers le milieu du IVème siècle de notre ère.

Il existe peu d'éléments sur l'histoire de l'Irlande aux époques très lointaines, d'autant plus qu'elle se trouvait en dehors du rayon d'action des grands mouvements expansionnistes des peuples précurseurs des futures civilisations. Les Grecs y font vaguement allusion ; les Romains qui pendant presque quatre siècles s'installèrent en Britannia, connaissaient de graves difficultés en raison de révoltes continuelles et des guérillas – on peut même dire qu'ils ne réussirent jamais à soumettre complètement la « grande île » – et avec leur galère à fond plat adaptée à la mer méditerranée, il n'avait pas possibilité de passer le bras de mer qui les séparait de l'Irlande4.

On sait que pendant des siècles l'Irlande, partagée en territoires tenus par diverses tribus, n'eut jamais une unité organique politiquement compacte et centralisée, d'autant plus que des luttes et guerres entre les diverses tribus étaient fréquentes ; il en fut de même pour l'Angleterre avant sa domination par les légions romaines. Ce furent les Irlandais qui débarquèrent à plusieurs reprises sur les côtes anglaises pour attaquer les légions romaines tout en se retirant toujours après.

Dans les derniers siècles avant JC, les pressions des peuples qui venaient de la Germanie augmentèrent ; ils occupèrent graduellement les terres du centre de l'Europe, repoussant aux périphéries les Celtes à l'Orient mais surtout à l'Occident de telle façon que pendant plusieurs siècles les Romains luttèrent continuellement pour freiner l'avalanche « barbare ».

Au V° siècle l'Empire Romain en pleine décomposition, sous les coups de boutoir des populations germaniques installées dans l'empire depuis plusieurs siècles, les Francs, les Burgondes, les Ostrogoths et les Vendales, et des nombreux soulèvements d'esclaves, s'effondra. Le christianisme, qui s'était entre-temps répandu dans tout l'Empire romain, fut par la suite progressivement assimilé par les peuples germaniques. La force révolutionnaire des Germains permit à l'Europe occidentale de passer d'une société esclavagiste au féodalisme, ce dernier permettant un formidable essor des forces productrices. Alors que la société romaine en Europe occidentale avait développé les base économiques de la société féodale, cette dernière engendrera le capitalisme tant sur le continent européen que nord-américain.

Vers le 4ème siècle de l'ère chrétienne, les légions romaines furent contraintes de se retirer de la Britannia sous la pression des invasions des Angles et des Saxons. Celles-ci durèrent des siècles car elles rencontrèrent une rude opposition des Gallois à l'ouest, et des Scots au Nord.

Les îles qui depuis des siècles avaient été occupées par des tribus celtes, qui pendant des siècles avaient été en partie dominées par les Romains, subirent alors l'invasion des peuples germaniques, qui réussirent avec le temps à assimiler un bon nombre des tribus indigènes du centre-sud de la grande île, et parallèlement ouvrirent la voie au christianisme.

C'est vers le cinquième siècle de notre ère que Padraig, britannique et romain, – le fameux Saint Patrick des catholiques irlandais – débuta la christianisation de l'Irlande avec la diffusion de la langue latine, les druides se transformant en prêtres. Au milieu du VI ème siècle, tout le pays était christianisé et se couvrait de monastères qui deviendront le refuge des érudits venus du continent dès le VII° siècle. Les premières invasions des Vikings venus de Scandinavie (Danemark et Norvège) commencèrent vers la fin du 8e siècle. La population irlandaise celte se partageait entre des centaines de clans plus ou moins assujettis à des rois, le roi « suprême » ayant alors peu d'influence ; ce système social ne favorisait guère la centralisation politique et l'organisation d'une riposte militaire en force. Les invasions vikings prirent la forme de pillages continuels des populations irlandaises et aussi des riches monastères catholiques irlandais connus au niveau européen pour leur rayonnement intellectuel et ceci jusqu'à la bataille de Clontarf en 1014 qui vit la victoire définitive des Irlandais sur les Scandinaves.

En 1066, Guillaume le conquérant, duc de Normandie, envahissait l'Angleterre, défaisait le roi anglo-saxon Harold à la bataille de Hasting et se faisait couronner roi d'Angleterre. Les ducs normands se substitueront aux ducs saxons et angles et le français deviendra la langue officielle pour quelques siècles.

Toutefois le pays de Galle, l'Écosse, l'Irlande et la Bretagne resteront celtiques. Au fils des siècles depuis la nuit des temps de nombreux liens et échanges se sont maintenus entre ces différentes parties du monde celtique, dont une bonne partie de la population avaient des origines ibères, au sens du 19° siècle. On peut revivre ce monde fascinant à la peinture qu'en a fait Mary au XII° siècle dans son roman « Tristan et Iseut » ; ainsi que dans les romans moyenâgeux qui relatent l'histoire de Merlin l'enchanteur et des 9 sœurs avalons qui font partie du cycle du roi Arthur – mythe qui revendiquait une « culture » celtique marquée par des caractéristiques linguistiques, des rites religieux païens – et qui retracent le passage du paganisme au christianisme et donc de la société païenne et esclavagiste à la société chrétienne et féodale.

3. La première colonie moderne.

L'invasion anglaise débuta en 1169-74 et avec elle le calvaire irlandais. Les chevaliers normands y débarquaient, et en 1171 le roi d' Angleterre, Henri de Plantagenêt, faisait reconnaître sa suzeraineté sur les chefs gaëls avec l'accord du pape5. Les Anglais étaient alors organisés en une société plus centralisée et donc militairement plus efficace et plus puissante tout en étant plus nombreux. Mais le nord-ouest de l'île résista avec acharnement et garda donc une autonomie. En 1494, la domination britannique sur toute l'Irlande est réalisée. Guerres, guérillas, révoltes et bains de sang avec leur corollaire de trahisons, expropriations, rapines, saccages et destructions constituaient une succession d'épisodes qui s'intensifièrent après la séparation de l'Angleterre de l'Eglise de Rome au 16e siècle. Les pro-papistes devinrent synonymes d'anti-anglais et l'affrontement tourna désormais à la guerre de religion. Au 16 et 17e siècle, la colonisation se développa avec les confiscations de terre aux Irlandais, le plus souvent pour les punir de rébellion, et l'installation de plantations, sous la dynastie des Tudors, attribuées à des colons anglais, écossais et gallois qui venaient avec leurs paysans, obligeant des milliers d'Irlandais à émigrer pour survivre. Ces plantations furent la base d'une identité anglaise protestante opposée aux intérêts de la population indigène catholique. Et la colonisation de peuplement sous le nom de Plantation transformait ainsi la composition ethnique, sociale et religieuse principalement du Nord-Est de l'île, posant les bases des divisions futures6. Les fréquentes rébellions irlandaises furent réprimées dans le sang, massacres de familles irlandaises entières, atrocités de tout ordre comme le massacre de tout le clan Mac Donnell, soit 500 personnes, en 1575. Certains membres de l'aristocratie terrienne anglaise en terre irlandaise, les Old English, qui descendaient des premiers envahisseurs anglais, gallois, écossais, se joignirent à la noblesse irlandaise pour mieux résister à la domination des Tudors.

Au début du XVII ème siècle, la population de l'Irlande s'élèvait à un demi-million d'âmes ; elle vivait très misérablement dans des villages dispersés. La principale activité économique était la production de viande de bœuf et de mouton, de peaux, de suif, de laine, exportés vers l'Angleterre et l'Europe. En 1641, après une mauvaise récolte, une nouvelle rébellion irlandaise éclata contre les colons des plantations dans tout le pays mais surtout en Ulster où une colonisation à grande échelle avec des confiscations très importantes de terre avait été réalisée. Les Irlandais profitaient aussi des affrontements entre les calvinistes (presbytériens) et anglicans après l'exécution du roi anglais, et les Old English se ralliaient aux rebelles. La période de la première révolution anglaise menée par Olivier Cromwell ne fut guère plus favorable à l'Irlande avec le tristement célèbre massacre de Drogheda où les prisonniers de cette bataille furent tous passés au fil de l'épée, y compris de nombreux prêtres. La répression conduite par Cromwell qui avait débarqué à Dublin à la tête de ses côtes de fer, fut si féroce et atroce qu'entre un tiers et la moitié de la population irlandaise périt. La révolte fut à nouveau brisée. Le Property Act institua que les terres catholiques au lieu d'être transmises seulement au fils aîné devaient être divisées entre tous les fils ce qui entraîna une baisse importante de la taille des exploitations agricoles qui finirent par être de plus en plus insuffisantes à nourrir une famille les siècles suivants. La culture de la pomme de terre nécessitant peu d'espace et se suffisant d'une terre médiocre pour être cultivée fut privilégiée de ce fait et devint la base de l'alimentation des populations pauvres en Irlande et dans les Highlands écossais (la pomme de terre, originaire de l'Amérique centrale, fut introduite en Europe comme plante rare qu'il fallait étudier. C'est seulement depuis 1663, à la suite d'une terrible famine qu'elle fut utilisée en Irlande comme productrice de tubercules alimentaires).

En 1685, le nouveau roi voulut ramener le dogme catholique en s'appuyant sur une armée de catholiques irlandais. Guillaume d'Orange, prince originaire des Pays Bas, fervent protestant, remportait la victoire militaire en 1690 et montait sur le trône. En 1695, le Parlement irlandais, tenu par les Anglais, votait une série de lois destinées à priver les catholiques de porter des armes, d'acquérir des terres ou d'en hériter.

Les Anglais tout en s'acharnant contre les Irlandais furent pendant des siècles en lutte contre les Ecossais au Nord et les Gallois à l'Ouest avec lesquels cependant ils s'assimilèrent en partie. Le développement industriel et capitaliste des Anglais fut favorisé dans la mesure où l'Irlande était considérée et exploitée comme une colonie dont ils tiraient de la viande, des produits laitiers, de la laine, c'est-à-dire des matières premières à bon marché, et des prolétaires pour leurs usines et pour la chair à canon de leurs guerres.

Bien conscient des terribles conséquences de huit siècles d'oppression de l'Irlande par l'Angleterre, le marxisme espérait une solution dans la question nationale avec la libération de l'Irlande de l'emprise politique et militaire anglaise.

4. Sur la vague des révolutions américaine et française.

Les régions de l'est et les littoraux étaient étroitement liés aux secteurs commercial et industriel de l'économie britannique alors en plein essor. L'industrie textile était florissante en Ulster grâce à l'arrivée des tisserands huguenots français (protestants).

A la suite de l'émancipation des Etats-Unis et de la Révolution française, en 1791, une société secrète, les Irlandais Unis (United Irishmen) fut créée à Belfast par un jeune protestant républicain, avec pour objectif d'unir les Irlandais de toutes confessions afin de lutter contre l'Angleterre et de fonder une république irlandaise indépendante ; la France en guerre contre l'Angleterre lui promit de l'aide. En 1795, suite à des affrontements entre des catholiques armés et des fermiers protestants dans le sud de l'Ulster, était également créé en Ulster l'Ordre d'Orange (en souvenir de Guillaume d' Orange) regroupant les protestants loyaux à la Couronne d'Angleterre. En 1793, les catholiques obtenaient le droit de vote. Le soulèvement mené par les United Irishmen fut décidé pour le 23 mai 1798, la France devant apporter un soutien. Mais la rébellion réunissant catholiques et protestants fut écrasée avec une extrême brutalité par les forces gouvernementales secondées par les Orangistes. Elle se conclut par la proclamation en 1800 de l'Acte d'Union de l'Irlande à la couronne anglaise, voté par le parlement de Dublin qui, par peur des masses irlandaises, votait ainsi sa propre suppression !

Durant cette période, la lutte fut conduite par des secteurs mercantiles et terriens du capitalisme qui se heurtaient aux intérêts impérialistes de l'Angleterre. Tandis que la rébellion des 13 colonies qui devaient devenir ensuite les Etats Unis d'Amérique était couronnée de succès, l'Irlande devait tragiquement subir les conséquences de sa position géographique, voisine de l'Angleterre.

Le premier janvier 1801, le Royaume-Uni de Grande Bretagne et de l'Irlande (le pays de Galles avait déjà été conquis en 1282 et unis à la couronne anglaise en 1536 alors que l'Ecosse ne sera rattachée à l'Angleterre qu'en 1707 ; mais les deux régions conservaient encore au moins en partie leurs traditions et leurs langues d'origine celte) était officiellement proclamé. Le gouvernement de Londres abolissait le parlement autonome irlandais et rendait le pays encore plus dépendant, même si furent admis 100 députés irlandais à la Chambre des Communes à Londres, et 32 Lords à la Chambre des Lords. Mais l'Acte d'Union n'apporta à l'Irlande aucun progrès économique ; en dehors de l'industrie textile, de la bière, et des chantiers navals en Ulster, l'économie irlandaise restait encore principalement agricole, la population rurale étant complètement dépendante de la production de pomme de terre pour survivre.

La lutte ne cessa pas pour autant et dans les années 1820 le mot d'ordre fut celui d' « abrogation de l'union ». Mais ces mouvements nationalistes étaient menés par la bourgeoisie libérale irlandaise qui entendait pour une bonne partie instrumentaliser ces agitations dans le seul but d'exercer sur le gouvernement anglais une pression de façon à obtenir de lui des concessions mineures pour les catholiques pauvres et des faveurs notables pour les capitalistes et les propriétaires terriens protestants et catholiques. Daniel O'Connell7, avocat irlandais catholique, qui n'avait pas voulu participer à l'insurrection de 1798, car il était partisan d'une solution politique – il s'avéra bien vite qu'il avait surtout peur de la radicalité des paysans et des ouvriers irlandais : devenu maire de Dublin en 1841, il fit appel à l'armée britannique contre les ouvriers en grève – fondait en 1810 « l'Association catholique pour l'émancipation des catholiques et l'abrogation de l'Acte d'Union de 1800 », enrôlant de nombreux tenanciers8 et ouvriers. Il sera élu à la Chambre des Communes en 1828, et en 1829, avec l'appui des libéraux (whigs), la Chambre anglaise votait la loi d'émancipation des catholiques et presbytériens et donc l'égalité des droits civiques avec les protestants.

Au début des années 1830, les Irlandais, ouvriers et tenanciers, se révoltaient contre le système de la dîme à verser à l'Eglise anglicane. O'Connell défendit les meneurs de la campagne. Ce furent des dizaines, des centaines de milliers d'Irlandais qui se mirent en mouvement, se rebellèrent, mais ils étaient malheureusement guidés par des hommes sans scrupules qui s'en servirent pour leurs intérêts de classe. Suite aux agitations, le ministère anglais whig votait la loi sur la dîme en 1838, mais celle ci n'était pas complètement abolie. O'Connell avait aussi fondé l'Association pour l'abrogation de l'Acte d'Union, qui demandait la création d'un royaume d'Irlande indépendant dont la reine serait Victoria ! Les assemblées publiques réunirent en 1843 des centaines de milliers de personnes, les « monster meeting », mais il n'obtiendra pas de résultat en raison du contexte : la crise économique en 1837 sévissait au Royaume-Uni et donnait naissance aux premières manifestations du mouvement ouvrier chartiste anglais réclamant une réforme électorale, et l'abrogation des lois sur le blé, les Corn laws. Les Corn Laws étaient des lois anglaises protectionnistes dont la première fut votée en 1773 durant le conflit avec la France, et ensuite en 1815 et qui étaient favorables aux propriétaires fonciers ; ces lois encadraient le commerce des céréales avec l'étranger et même les colonies britanniques. Lorsque le prix du blé descendait en dessous d'un certain seuil : les prix devaient être maintenus au dessus de ce seuil en interdisant toute importation, risquant ainsi en cas de mauvaise récolte ou de prix trop élevé du blé (donc du pain) d'affamer la population travailleuse. De plus les taxes douanières fournissait à l'Etat britannique des recettes fiscales importantes qui avaient permis la suppression de l'impôt sur le revenu en 1816. La restriction des importations entraînait la diminution de ces recettes. Or en ce début du 19ème siècle, le prix du blé ne cessait de baisser malgré les Corn Laws en raison de bonnes récoltes. L'affrontement entre les protectionnistes (les grands propriétaires fonciers) et les partisans du libre-échange (les industriels qui étaient contre ce protectionnisme, car le prix du pain déterminait le salaire ; de façon générale, ils étaient contre tout protectionnisme car l'industrie britannique n'avait pas de concurrent.) se fit de plus en plus violent pour aboutir en 1846 à l'abrogation de ces lois et donc à la victoire des industriels sur les propriétaires fonciers, la part de l'industrie sur l'agriculture étant devenue prédominante dans l'économie anglaise. C'est la victoire du Libre-échange en Angleterre qui contribua à renforcer la domination mondiale du pays. La production de blé y fléchit peu, de 15 % de 1849 à 1859, car l'agriculture anglaise se mécanisa encore plus, augmentant sa productivité et se reconvertit encore davantage à l'élevage. Ce phénomène conduisit à l'expropriation des tenanciers agriculteurs et donc à un appauvrissement. Pour ces derniers, cette abrogation fut donc une calamité et en Irlande une sentence de mort.

C'est dans ce contexte que survint à la suite de la maladie de la pomme de terre, la grande famine de 1845 à 1852 en Irlande qui vit la population de l'île passer de 8 000 000 d'habitant à environ 6 000 000.

Un autre demi siècle sera nécessaire pour que la question agraire soit posée dans le Sud de l'Irlande, mais entre-temps le développement industriel de l'Ulster entraîna cette région de l'île dans le mécanisme économique de l'Angleterre. Ce lien économique étroit avec l'Empire Britannique permit à l'Ulster d'accéder à un marché très étendu. Cependant la colonisation de l'Irlande entravait le développement du capitalisme, c'est pourquoi à un moment donné, comme dans toute colonie, la bourgeoisie irlandaise a dû lutter pour l'indépendance de l'Irlande, pour le droit à la création d'un État national. L'État national était le cadre juridique qui permettait le développement le plus sûr, le plus libre et le plus rapide du capitalisme.

« ''L’Etat national est la forme d'État qui correspond le mieux aux conditions modernes'' (c'est-à-dire à celles du capitalisme, de la civilisation, du progrès économique, à la différence des conditions moyenâgeuses, pré-capitalistes, etc.) ; ''c'est la forme dans laquelle il peut le plus aisément accomplir ses tâches'' (c'est-à-dire assurer le développement le plus libre, le plus large et le plus rapide du capitalisme). » Lénine « Du droit des nations à disposer d'elles-même » édition de Moscou, p 419.

Si l'on examine les deux derniers siècles du point de vue économique, les tragiques événements qui se sont succédés s'expliquent de façon matérialiste : il ne s'agit pas de disputes religieuses, tribales ou sectaires mais d'intérêts économiques divergents et de souffrance causées à la fois par la colonisation anglaise et par le développement du capitalisme en Angleterre et dans le nord de l'Irlande, capitalisme qui réclamait des denrées et des matières premières à très bon marché ainsi qu'une main d’œuvre précarisée et paupérisée. Au temps de Marx et d'Engels la longévité d'un ouvrier était en moyenne de 26 ans9.

5. Engels sur l'Irlande de 1843.

Dans une lettre de Londres, le jeune révolutionnaire Engels en 1843, décrivait ainsi les Irlandais, et la tiédeur de O'Connell :

« Des hommes qui n'ont rien à perdre, n'ayant même pas pour les deux tiers d'entre eux une chemise à se mettre sur le dos, véritables prolétaires et sans culottes et surtout irlandais, gaéliques10, sauvages, têtes de bois, fanatiques. Qui n' a pas vu les Irlandais ne peut pas dire qu'il les connaît. Donnez moi deux cent mille Irlandais et je serai capable de renverser la monarchie britannique toute entière. L'Irlandais est un gai et allègre enfant de la nature dont l'aliment principal est la pomme de terre. Il a été jeté à l'improviste directement dans notre civilisation de la bruyère où il vivait de thé dilué et de maigres repas sous un toit percé. La faim le contraignit à se rendre en Angleterre où ses passions se réveillèrent dans le remue-ménage mécanique, froid et égoïste de la ville industrielle.(...)

Mais il a appris beaucoup de choses en Angleterre. Il est allé aux réunions et dans les associations de travailleurs, il sait ce qu'est l'abrogation et ce que signifie Sir Robert Peel ; il s'est sûrement battu plusieurs fois avec la police et connaît bien la brutalité et la scélératesse des peeler11. Il a aussi entendu parler de O'Connell. Mais le voilà donc qui retrouve sa baraque et son minuscule morceau de terre. Il ramasse les pommes de terre, assuré d'avoir à manger pour l'hiver. Se présente alors le fermier principal qui réclame le loyer. Par les saints du ciel, mais où trouverons-nous l'argent ? Étant donné qu'il est responsable du loyer aux yeux du propriétaire, le fermier pose le séquestre de ses affaires. L'Irlandais résiste et est emprisonné. Il retrouve à la fin la liberté et pas pour longtemps après que le fermier principal ou quelqu'un d'autre qui avait participé au séquestre, soit retrouvé mort dans un fossé.

Pour le prolétaire irlandais, ceci est une affaire ordinaire. Le contraste entre son éducation à demi sauvage et l'ambiance totalement civilisée dans laquelle il se trouve par la suite, produit en lui un conflit interne, une irritation continue, une rage qui couve sans trêve dans son cœur le rendant capable de tout. De plus il est écrasé par le poids de cinq siècles d'oppression avec tout ce que cela signifie. On ne doit pas s'étonner si chaque fois que l'occasion s'en présente, il donne des coups furibonds comme toute créature à demi sauvage, s'il brûle du désir de se venger et de détruire, et si peu lui importe l'objet d'une telle violence, pourvu qu'il puisse frapper et détruire. A tout ceci s'ajoute la haine violente vouée par les Gaéliques aux Saxons, sans parler de la tension entre le fanatisme catholique, alimenté par le clergé, et l'arrogance des épiscopaux protestants. Celui qui est en mesure de maîtriser tous ces éléments peut tout obtenir. O'Connell les tient sous son contrôle, et peut mobiliser de telles masses ! Avant hier, à Cork, 150.000 hommes ; hier, à Neagh, 200.000 ; et ainsi chaque jour.

Un cortège triomphal qui dure pendant quinze jours, et qu'aucun empereur romain n'a connu. Si 0' Connell voulait vraiment améliorer les conditions du peuple, s'il lui tenait véritablement à cœur d'éliminer la misère – et non les objectifs mesquins du juste-milieu12 qui sont à la base de toutes les clameurs des agitations réclamant l'abrogation de l'Acte d'union –, j'aimerais bien savoir quelle demande avancée par lui, avec le pouvoir qu'il tient dans ses mains, pourrait être repoussée par Sir Robert Peel. Que fait au contraire O'Connell de tout son pouvoir et des millions d'Irlandais capables et désespérés ? Il ne réussit même pas à obtenir une chose misérable comme l'abrogation de l'Acte d'union. Mais cela seulement parce qu'il ne veut pas, préférant se servir du pauvre et opprimé peuple irlandais pour mettre dans l'embarras les ministres tory et aider ses amis du juste-milieu à revenir au pouvoir. Sir Robert Peel le sait très bien, et c'est pour cela que 25.000 soldats suffisent à tenir l'Irlande sous contrôle. Si O'Connell avait été vraiment l'homme du peuple, s'il avait eu assez de courage et n'avait pas à son tour peur du peuple, si donc il n'avait été un whig sous de fausses apparences, mais un démocrate intègre et cohérent, l'ultime soldat anglais aurait quitté l'Irlande depuis bien longtemps et il n'y aurait plus un seul pasteur protestant oisif dans les zones exclusivement catholiques ni un baron normand dans un château irlandais. Voici comment vont les choses. Si le peuple avait été laissé libre un seul instant, Daniel O'Connell et ses riches aristocrates se trouveraient vite dans un isolement total dans lequel O'Connell voudrait entraîner les tory.

Voici pourquoi O' Connell conclut une alliance stricte avec le clergé catholique ; voici pourquoi il exhorte les Irlandais à se méfier des dangereux socialistes ; voici pourquoi il refuse l'aide offerte par les chartistes13, tout en parlant de temps en temps de démocratie pour sauver la face, précisément comme Louis Philippe avait coutume de parler des institutions républicaines. Voici pourquoi il ne réussira à obtenir que l'éducation politique du peuple irlandais dont en dernière instance il devra plus que tout autre se garder. »

Cette lettre d'Engels âgé de 23 ans peut donner une idée de ce qu'était la situation de l'Irlande en 1843. Marx et Engels s'intéresseront dans les années qui suivent de plus en plus à toute la problématique irlandaise en développant avec des critères dialectiques l'importance de la lutte pour l'indépendance nationale de l'ultra séculaire domination anglo-saxonne.

Engels dans « La situation de la classe laborieuse en Angleterre » décrit aussi les conditions de vie désastreuses des ouvriers en Irlande dans de nombreux passages, et écrit dans son introduction :

« La révolution industrielle a, pour l'Angleterre, la signification qu'a pour la France la révolution politique et la révolution philosophique pour l'Allemagne, et l'écart existant entre l'Angleterre de 1760 et celle de 1844 est au moins aussi grand que celui qui sépare la France de l'ancien régime de celle de la révolution de juillet. Cependant, le fruit le plus important de cette révolution industrielle, c'est le prolétariat anglais.

Nous avons vu, plus haut, que le prolétariat est né de l'introduction du machinisme ; la rapide expansion de l'industrie exigeait des bras ; le salaire monta en conséquence, des troupes compactes de travailleurs venus des régions agricoles émigrèrent vers les villes. La population s'accrût à une cadence folle, et presque toute l'augmentation porta sur la classe des prolétaires.

Par ailleurs, ce ne fut qu'au début du XVIIIe siècle qu'un certain ordre régna en Irlande ; là aussi la population, plus que décimée par la barbarie anglaise lors des troubles antérieurs, s'accrût rapidement, surtout depuis que l'essor industriel commença à attirer en Angleterre une foule d'Irlandais. C'est ainsi que naquirent les grandes villes industrielles et commerciales de l'Empire britannique, où au moins les trois quarts de la population font partie de la classe ouvrière, et où la petite bourgeoisie se compose de commerçants et de très, très peu d'artisans. Car, tout comme la nouvelle industrie n'a pris de l'importance que du jour où elle a transformé les outils en machines, les ateliers en usines, et par là, la classe laborieuse moyenne en prolétariat ouvrier, les négociants d'autrefois en industriels (...) »

6. Le marxisme et la question nationale.

Marx et Engels furent toujours convaincus que pour résoudre dialectiquement les problèmes des peuples opprimés, l'unité internationale de la classe ouvrière aurait été nécessaire, et la situation de l'Irlande aujourd'hui, comme également de tant d'autres nationalités éparpillées sur le globe terrestre, démontre qu'ils avaient raison.

Marx écrivait dans une lettre à Engels du 10 décembre 1869 : « ... il est dans l’intérêt direct et absolu de la classe ouvrière anglaise de se débarrasser de ses liens actuels avec l’Irlande... La classe ouvrière anglaise ne fera jamais rien avant d’être débarrassée de l’Irlande. Il faut qu’elle se sépare de l’Irlande. C’est pourquoi la question irlandaise a tant d’importance pour le mouvement socialiste en général ».

Le marxisme espérait que la question de l'autodétermination nationale soit résolue en Irlande de façon à ce que la lutte de classe progresse sur le devant de la scène sans masque ni obstacles. Selon Marx, l'accès à l'indépendance irlandaise aurait été un coup de poing dans le cœur de la bourgeoisie anglaise, et aurait contribué à dégager la route de la révolution en Angleterre ; même si après l'indépendance, l'Angleterre et l'Irlande auraient pu de nouveau s'unir dans une fédération volontaire fondée sur le principe du « droit des nations à disposer d'elle-même »14.

Le marxisme s'est toujours moqué du nationalisme en tant que but en soi. Pour Lénine, la question de l'autodétermination nationale fut d'une importance vitale pour combattre la réaction et l'impérialisme, mais ceci ne signifie pas que l'indépendance nationale soit un but en soi. Citant de nombreux exemples, Lénine mit en lumière la notion que le droit à l'autodétermination nationale n'est pas un fait abstrait de justice mais dépend de la capacité de la bourgeoisie locale de conquérir l'indépendance. La Suède en est un exemple : il ne suffisait pas que les représentants des travailleurs suédois votassent au parlementant suédois pour l'indépendance de la Norvège, il fallait que la bourgeoisie norvégienne réussisse à constituer son parlement et donc à obtenir son indépendance.

Lénine prit l'exemple de l'Ukraine comme modèle pour analyser le problème clé. La Russie dominait l'Ukraine ; l'action du prolétariat peut-elle aggraver l'oppression nationale féodale ou bourgeoise ? Certainement pas, dit Lénine ; le mouvement prolétarien doit combattre l'oppression nationale sinon non seulement il renforcerait la réaction mais accepterait aussi les divisions que l'impérialisme a imposées au mouvement ouvrier. Autodétermination nationale pour l'Ukraine, certainement ! Mais la division criminelle du mouvement ouvrier entre les nations d'Ukraine et de Russie, jamais ! Le marxisme n'a jamais accepté la division nationale du mouvement ouvrier non seulement parce que les travailleurs n'ont matériellement pas de patrie (« Manifeste du Parti Communiste »), mais également parce que les frontières nationales sont héritées de la « préhistoire » de l'espèce humaine – tant que subsistera la division en classe, l'humanité ne sera pas sortie de la préhistoire – et disparaîtront avec le communisme. Pour nous, marxistes, les prolétaires, et les opprimés et indigents, en Irlande comme ailleurs, sont nos frères, et leur sort nous intéresse. Nous ne partageons pas avec la bourgeoisie la catégorie de « notre patrie » ; nous entendons poursuivre nos intérêts de classe internationale, organisés dans un parti unique pour une révolution planétaire.

Mais que faire si la bourgeoisie nationale est incapable d'accomplir son rôle historique ? L'honneur revient-il au mouvement prolétarien de l'accomplir pour le compte de la bourgeoisie, en renvoyant à plus tard et donc à la suite la lutte pour le socialisme ? La réponse à cette question est que le mouvement prolétarien doit accélérer sa lutte pour remplir le vide laissé par une bourgeoisie incapable, mais sans pour autant se limiter à la phase bourgeoise.

En Russie, Lénine se rendit compte que la bourgeoisie était incapable de mener à terme la révolution démocratique, et ceci permit au prolétariat de sauter la phase du pouvoir politique bourgeois et de combattre tout de suite pour un État socialiste. De la même façon, si la bourgeoisie irlandaise était incapable de conquérir l'indépendance nationale, la tâche du prolétariat, en luttant pour la défense de ses intérêts propres, était de se préparer à la double révolution en cherchant un allié dans ce bourgeois radical que sont le paysan pauvre et le paysan sans terre. Ce qui suppose une réforme agraire, c'est-à-dire l'expropriation par la force des grands propriétaires fonciers. Cette réforme ne constitue pas un recul sur le plan technique, sur le plan de la production agricole, puisque les grands domaines sont morcelés et cultivés avec des moyens rudimentaires par la famille du paysan. Au contraire la révolution socialiste en organisant les paysans en coopératives, comme l'ont fait les pays capitalistes avancés, permet l'introduction de la mécanisation et la concentration des terres.

Le prolétariat ne doit pas attendre une phase de pouvoir bourgeois constitué avant de commencer à se battre pour sa révolution : la lutte pour le socialisme a commencé avec la naissance de la bourgeoisie industrielle et des travailleurs salariés, et partout où il en a la force, le prolétariat doit prendre le pouvoir en s'alliant, dans cette phase historique, avec les paysans pauvres et sans terre.

Le marxisme est donc favorable à l'accomplissement de la phase démocratique bourgeoise seulement pour que la société puisse être libre d'accélérer le processus de la lutte entre la bourgeoisie nationale et son prolétariat, et non pour une quelconque forme de respect des mythes de démocratie et de liberté. Les événements de 1848 démontrèrent avec clarté qu'il n'existe pas d'autre voie pour le prolétariat en dehors de la lutte pour ses intérêts de classe. Faisant référence à l'insurrection de Cracovie de 1846, dans un discours du 22 février 1848, à l'occasion de son deuxième anniversaire, Marx fit d'importantes remarques : 

« Il y a dans l'histoire des analogies surprenantes. Le Jacobin de 1793 est devenu le communiste de nos jours. En 1793, quand la Russie, l' Autriche et la Prusse se partagèrent la Pologne, les trois puissances invoquèrent la constitution de 1791, condamnée d'un accord commun pour ses prétendus principes jacobins. Qu'avait proclamé le constitution polonaise de 1791 ? Rien d'autre que la monarchie constitutionnelle : le pouvoir législatif dans les mains des représentants du pays, la liberté de presse, la liberté de conscience, rendre publiques les débats judiciaires, l'abolition de la servitude, etc. Et tout cela passait alors pour le plus pur jacobinisme. Comme vous le voyez, messieurs, l'histoire a fait du chemin. Le jacobinisme d'alors est devenu aujourd'hui, sous la forme du libéralisme, ce qu'il y a de plus modéré.

Les trois puissances ont fait du chemin avec le temps. En 1846, quand ils annexèrent Cracovie à l'Autriche et privèrent les Polonais des derniers vestiges d'indépendance nationale, ils appelèrent communisme ce qu'ils avaient auparavant défini comme du jacobinisme.

Mais en quoi consiste le communisme de la révolution de Cracovie ? Est-elle communiste parce qu'elle voulait rétablir la nationalité polonaise ? On pourrait tout aussi bien dire que la guerre conduite par la coalition européenne contre Napoléon pour sauver les nationalités était une guerre communiste, et que le congrès de Vienne était composé de communistes avec des têtes couronnées. Ou bien la révolution de Cracovie était-elle communiste parce qu'elle voulait instaurer un gouvernement démocratique ? Personne n'accusera les millionnaires de Berne et de New York de velléité communiste.

Le communisme nie la nécessité de l'existence des classes ; il veut abolir toutes les classes, toute distinction de classe. Les révolutionnaires de Cracovie voulaient seulement éliminer les distinctions politiques dans les classes ; ils voulaient donner les mêmes droits aux diverses classes.

Mais en somme, en quoi cette révolution de Cracovie était-elle communiste ? Peut-être parce qu'elle essaya de briser les chaînes du féodalisme, d'affranchir la propriété des tribus et de la transformer en propriété libre, en propriété moderne ? Si on avait dit aux propriétaires français : « Vous savez ce que veulent les démocrates polonais ? Ils veulent introduire chez eux la forme de propriété qui existe déjà chez vous », les propriétaires français auraient alors répondu : « Ils font très bien ». Mais si, comme M.Guizot, vous dites aux propriétaires français : « Les Polonais veulent abolir la propriété comme vous l'avez instituée avec la révolution de 1789 et comme elle existe encore chez vous », alors ils se seraient exclamés : « Comment ! Ce sont donc des révolutionnaires, des communistes ! Il faut écraser ces diables d'hommes » (…)

« Remontons plus en arrière. En 1789, la question politique des droits de l'homme impliquait la question sociale de la libre concurrence. Et qu'arriva-t-il en Angleterre ? Dans toutes les questions, de la Réforme Bill jusqu'à l'abolition des lois sur le blé, les partis politiques ont-ils combattu pour autre chose que des changements de propriétés, des questions de propriété, des questions sociales ? Même en Belgique, la lutte entre libéralisme et catholicisme n'est-elle pas autre chose que la lutte entre le capital industriel et la grande propriété foncière ? »

La classe dominante dans les divers pays maintenait une attitude conservatrice et d'opposition vis-à-vis des réformes démocratiques que les nouvelles classes riches, qui lui disputaient le pouvoir, avançaient et qui, selon leurs dires, respectaient les intérêts de la nation dans son ensemble. Mais, dès que les classes inférieures firent entendre leur voix, toutes les classes dominantes et tous les bourgeois n'hésitèrent pas à se jeter dans une solidarité retrouvée contre les ouvriers, les pauvres, les délaissés que l'on fit taire souvent dans le sang. Ceci fut l'indiscutable leçon de la révolution de 1848 en France et des autres révolutions bourgeoises. »

Citons une nouvelle fois Marx dans son article « La révolution de juin » de la Neue Rheinische Zeitung (Nouvelle Gazette Rhénane) du 29 juin 184815 :

« La Fraternité16 des classes antagonistes dont l'une exploite l'autre, cette ''Fraternité'' fut proclamée en février, écrite en lettres capitales sur le front de Paris, sur chaque prison, sur chaque caserne. Mais elle a sa véritable expression, authentique, prosaïque, dans la guerre civile sous la forme la plus effroyable, la guerre entre le travail et le capital. Cette fraternité s'embrasait devant toutes les fenêtres de Paris, dans la soirée du 25 juin. Le Paris de la bourgeoisie était illuminé, tandis que le Paris du prolétariat brûlait, saignait, râlait dans son agonie.

La fraternité dura juste le temps de la fraternité d'intérêts entre la bourgeoisie et le prolétariat. Pédants de la vieille tradition révolutionnaire de 1793 ; constructeurs de systèmes socialistes mendiant à la bourgeoisie l'aumône pour le peuple et auxquels il était permis de faire de longues prédications et de se compromettre aussi longtemps qu'il fut nécessaire d'endormir le lion prolétarien ; républicains qui voulaient garder tout l'ancien ordre bourgeois moins la tête couronnée ; partisans de l'opposition dynastique auxquels le hasard substituait le renversement d'une dynastie au changement d'un ministère ; légitimistes qui voulaient non pas se débarrasser de leur livrée, mais en modifier la coupe ; tels étaient les alliés avec lesquels le peuple fit son Février (…)

Aucune des nombreuses révolutions de la bourgeoisie française depuis 1789 ne fut une attaque contre l'ordre, car chacune laissait subsister la domination de classe, l'esclavage des ouvriers, l'ordre bourgeois, aussi souvent que fut modifiée la forme politique de cette domination et de cet esclavage. »

Il était nécessaire de diviser l'ère capitaliste en deux périodes, qui pourtant ne sont pas nettement séparés par un mur, mais reliés par de nombreux anneaux de transition : première période, celle de la décadence du féodalisme, qui est progressivement remplacée par le système démocratique bourgeois qui amène sur la scène politique de vastes mouvements de masse rassemblant toutes les classes de toutes nationalités ; dans la seconde période, les Etats capitalistes sont complètement développés et l'antagonisme entre prolétariat et bourgeoisie prend de plus en plus d’ampleur.

Le prolétariat estime et pose au dessus de tout l'union des prolétaires de toutes les nations et analyse chaque revendication nationale du point de vue de la lutte de classe des ouvriers ; donc contre la bourgeoisie de la nation qui opprime mais aussi contre la bourgeoisie de la nation opprimée.

Dans « Facteurs de race et de nation », chapitre III, paragraphe 7 : Lutte prolétarienne et cadre national, nous écrivions17 :

« Des déformations polémiques, anciennes et nouvelles, ont provoqué une confusion entre la position programmatique internationaliste du prolétariat communiste et la nature formellement nationale de certaines des premières étapes de sa lutte. Historiquement, le prolétariat ne devient une classe et ne parvient à avoir un parti politique de classe que dans un cadre national ; de même, il engage la lutte pour le pouvoir sous une forme nationale, dans la mesure où il tend à abattre l'État de sa propre bourgeoisie ; enfin, même après la conquête du pouvoir par le prolétariat, ce pouvoir peut pendant un certain temps rester limité au cadre national. Mais tout ceci n'enlève rien à l'opposition historique essentielle entre la bourgeoisie, qui vise à constituer des nations bourgeoises en les présentant comme des nations « en général », et le prolétariat qui, devant construire une société internationale, nie la nation « en général » et la solidarité patriotique, tout en comprenant que la revendication de l'unité nationale est utile jusqu'à un certain stade, mais toujours en tant que revendication bourgeoise. »

Et au paragraphe 12 : L'Internationale et la question des nationalités, nous rappelions :

« D'intéressants débats qui se déroulèrent au sein du Conseil général de la I ère Internationale sous la direction personnelle de Marx nous fournissent les données pour rectifier les erreurs de principe sur la question des luttes historiques de nationalité. Loin d'être le signe d'un internationalisme avancé, la tendance à ignorer ces luttes au lieu de les expliquer du point de vue matérialiste révèle des positions particularistes et fédéralistes dérivant de théories utopistes et libertaires dont le marxisme a fait rase. »

Et encore au paragraphe 16 : Époque impérialiste et résidus irrédentistes, nous expliquions :

« Après la grande époque des guerres bourgeoises révolutionnaires d'indépendance et de constitution des Etats nationaux, il subsiste un grand nombre de cas où des nationalités mineures sont soumises, en Europe même, à des Etats d'une autre nationalité ; néanmoins, l'Internationale prolétarienne doit refuser toute justification visant à appuyer des guerres entre Etats sous prétexte d'irrédentisme, et démasquer le but impérialiste de toute guerre bourgeoise, en appelant les travailleurs à la saboter des deux côtés du front. L'incapacité à concrétiser cette ligne directrice a entraîné la destruction des énergies révolutionnaires par les vagues d'opportunisme qui ont accompagné les deux guerres mondiales ; et si les masses n'abandonnent pas à temps la direction opportuniste (social-démocrate ou kominformiste), elle aboutira au même résultat au cours d'une guerre future, permettant ainsi au capitalisme de survivre une nouvelle fois à ses crises violentes et sanglantes. »

Nous pourrions ajouter des centaines d'autres citations mais nous les laissons pour de futurs articles portant sur la question nationale et raciale.

7. Extermination et révolution industrielle.

Il suffit de donner un coup d'oeil aux statistiques de la population pour évaluer la tragédie vécue par l'Irlande au milieu du 19 ème siècle :

DATE
NOMBRE D'HABITANTS
1801
5.319.867
1811
6.084.996
1821
6.869.544
1831
7.828.347
1841
8.222.664
1851
6.623.985
1861
5.850.309

En 1845, le mildiou frappait la pomme de terre dans toute l' Europe du Nord ce qui toucha fortement les Highlands écossaises et l'Irlande (dans ces régions la pomme de terre était la base de l'alimentation), et de façon moindre la Belgique, la Prusse puis la France. De 1846 à 1851, après trois années de mauvaises récoltes, spécialement de pommes de terre, moururent presque un million d'Irlandais. Les dépôts de grain et de farine étaient soigneusement gardés par les commissionnaires indifférents à l'agonie des populations affamées. Et le comble fut atteint quand, tandis que des familles entières mouraient de faim, des convois de denrées agricoles appartenant aux landlords, escortés par l'armée, partaient vers l'Angleterre. L'armée britannique possédait de grandes réserves alimentaires mais refusa de partager. Des paysans qui ne pouvaient plus payer leur fermage furent expulsés. Ce désastreux épisode ne pouvait qu'exacerber la haine contre la domination anglaise. Un programme de secours publics fut organisé et bien insuffisant.

En matière foncière, les conséquences de la famine entraînèrent une concentration des terres et l'augmentation de la taille moyenne des exploitations ce que souhaitait les landlords.

L'émigration s'accéléra ; plusieurs millions d'émigrants, surtout parmi la population pauvre, gagnèrent la Grande Bretagne, les États-Unis, le Canada et l'Australie mais elle continua après la fin de la crise. En effet la cause fondamentale de celle-ci fut aussi l'extrême pauvreté des paysans, la transformation progressive des terres cultivables en pâturages (pacage et herbages réservés exclusivement à l'élevage) pour les troupeaux par les propriétaires fonciers, ce qui aggravait les conditions de vie des paysans irlandais, les chassant des campagnes. Marx dans ce passage du Capital de 1867 analysait les causes persistantes de l'émigration irlandaise :

« La famine de 1846 tua en Irlande plus d'un million d'individus, mais ce n'était que des pauvres diables. Elle ne porta aucune atteinte directe à la richesse du pays. [...]

Tous les ans les émigrants transplantés en Amérique envoient quelque argent au pays ; ce sont les frais de voyage des parents et des amis. Chaque troupe qui part entraîne le départ d'une autre troupe l'année suivante. [...] c'est un procédé systématique qui ne creuse pas seulement un vide passager dans les rangs du peuple, mais lui enlève annuellement plus d'hommes que n'en remplace la génération, de sorte que le niveau absolu de la population baisse d'année en année [...] les gros terriens ne manqueront pas de découvrir bientôt qu'avec trois millions et demi d'habitants l'Irlande reste toujours misérable, et misérable parce que surchargée d'Irlandais. Il faudra donc la dépeupler davantage pour qu'elle accomplisse sa vraie destination, qui est de former un immense pacage, un herbage assez vaste pour assouvir la faim dévorante de ses vampires anglais.

Tandis que la rente foncière s'accumule en Irlande, les Irlandais s'accumulent en même proportion aux États-Unis. L'Irlandais évincé par le bœuf et le mouton reparaît de l'autre côté de l'Atlantique ... »

Et Connolly, militant révolutionnaire dont nous parlerons plus loin, écrira dans son manifeste « The rights of life and the rights of property » :

« … en 1847, notre peuple a connu des milliers de morts de faim, alors que tous les bateaux quittant les ports irlandais étaient chargés de nourriture en abondance. Les gens du peuple irlandais auraient pu s’emparer de cette nourriture, ce bétail, ce blé et toutes ces provisions avant qu’ils n’atteignent les ports maritimes, pour empêcher la famine et sauver leur pays de la ruine, mais ils ne l’ont pas fait, pensant qu’une telle action était un péché, qui aurait mis en péril leurs âmes pour sauver leurs corps. En cela nous savons maintenant qu’ils se trompaient complètement. Les plus hautes autorités en doctrine de l’église sont d’accord sur le fait qu’aucune loi humaine ne peut se mettre entre le peuple affamé et le droit de se nourrir, y compris le droit de s’emparer de la nourriture là où il la trouve, ouvertement ou secrètement, avec ou sans la permission du propriétaire ».

La population continua de décliner jusqu'en dans les années 1960. Aujourd'hui la république d'Irlande et l'Irlande du Nord compte ensemble un peu plus de six millions et demi d'habitants, soit une densité deux fois moindre que dans le reste de l'Europe.

Dans le même temps, dans le Nord de l'Irlande, en Ulster, la révolution industrielle britannique liait le sort de la bourgeoisie protestante, qui quelques années auparavant était sécessionniste, à celui de l'Empire. Mais la politique colonialiste anglaise réussit aussi à attirer dans son giron la partie protestante de la classe ouvrière, créant ainsi une fracture désastreuse au sein du prolétariat. Ce qui contribua sans aucun doute à identifier les ouvriers protestants à leurs patrons fut le sectarisme religieux, accompagné de privilèges économiques, et le tout influencé par l'Ordre d'Orange, créé par l'aristocratie coloniale en 1795, de structure interclassiste et très actif à organiser des désordres sectaires entre prolétaires catholiques et protestants.

8. Entre le 19e et le 20e siècle18.

Après le traumatisme de la grande famine, qui avait prouvé de façon définitive la dureté de l'oppression exercée par l'impérialisme anglais et par les grands propriétaires fonciers, naissait à Dublin en 1858 le mouvement des Fenians19, décidés à utiliser la force pour libérer l'Irlande, et qui étaient membres de la société secrète, L'Irish Republican Brotherhood (IRB), la Fraternité Républicaine Irlandaise ayant une section influente à New York qui les aidait financièrement et matériellement. Cette organisation se développa dans tout le pays, principalement dans les milieux populaires malgré l'opposition du clergé, alors que les « Irlandais unis20 » avaient essentiellement touché les intellectuels et les classes moyennes. Une insurrection se déclencha en mars 1867 mais fut un échec total. Les Fenians firent des attentats en Angleterre, au Canada et délivrèrent trois de leurs camarades à Manchester.

C'est sous le gouvernement anglais de Gladstone que naquit en 1868 le mouvement pour le Home rule – autonomie interne pour l'Irlande avec une représentation parlementaire à Londres et à Dublin mais rejetant tout séparatisme.

Les nouveaux landlords arrivés au lendemain de la grande famine se montraient encore plus inhumains que leurs prédécesseurs vis à vis des tenanciers21, diminuant les labours au profit des herbages et développant ainsi le chômage. En 1870 était votée une première loi agraire le Land Act qui accordait aux tenanciers quelques garanties contre les évictions arbitraires mais était loin de régler la question des rapports entre propriétaires et paysans, grande source d'agitation sociale en Irlande ; dans ce pays 750 personnes possédaient plus de la moitié des terres ! En 1870 se constitua à Dublin une association favorable à l'obtention de la Home rule sous l'impulsion d'un avocat protestant de Dublin, Isaac Butt, nationaliste modéré et constitutionnel. Aux élections de 1874, 59 députés se réclamant de l'association furent élus, le secret du vote, instauré par le Ballot Act de 1872, contribuant à ce succès. Ce groupe constitua un groupe distinct aux Communes et le propriétaire foncier anglais et protestant, Charles Stewart Parnell, très apprécié des patriotes irlandais, prit la tête de ce parti du Home rule. L'habilité de Parnell contribua à poser le problème irlandais devant l'opinion anglaise au moment où une nouvelle agitation agraire se développait en Irlande. Les mauvaises récoltes de 1877 à 1880 jetèrent les tenanciers dans une misère encore plus grande et les évictions des terres se multiplièrent car beaucoup ne purent payer leurs fermages. L'agitation agraire reprit dès 1879 sous l'impulsion d'un ancien fenian, fils de tenancier né en 1846 durant la grande famine, Michael Davitt, revenu des Etats Unis où il avait reçu l'appui d'une association irlandaise ; il fondait la « Ligue agraire » que présida Parnell, marquant ainsi la jonction entre l'opposition politique et le mécontentement social en Irlande. La Ligue agraire mena une lutte contre les propriétaires terriens avec des mutilation de bétail, des incendies, isolement de ceux qui reprenaient le bail des fermiers expulsés refus de faire la récolte (en 1880 un certain Charles Cunningham Boycott, propriétaire anglais, en fit les frais et laissa son nom à la postérité ...). Le clergé catholique la soutint et elle organisa la résistance aux évictions des terres, mais une loi de coercition fut votée en 1881, malgré la vive opposition du parti de Parnell dont les députés furent expulsés de la Chambre, et permit l'arrestation des leaders Davitt et Parnell et la suppression de la Ligue. Dans le même temps Gladstone faisait voter une deuxième loi agraire en 1881 qui acceptait le programme de la Ligue, accordant une indemnité aux tenanciers pour toute éviction. Mais les landlords continuèrent à accélérer les évictions (plus de 17 000 en 1881), la Ligue passa dans la clandestinité et des bandes multiplièrent les actions dans les campagnes contre les propriétaires : ce fut la Land War ; Parnell et Davitt furent relâchés en 1882 ce qui n'empêcha pas l'assassinat du nouveau secrétaire d'État pour l'Irlande et de son adjoint, ces meurtres étant suivis d'une nouvelle loi de coercition.

Parnell et le parti qu'il avait fondé, l'Irish Nationalist Party, utilisa alors une autre tactique en exploitant la rivalité entre les deux partis de la classe dominante anglaise qui avaient dans les années 1880 une représentation parlementaire égale, les Conservateurs et les libéraux. Les voix des députés « home rules » étaient donc souvent déterminantes. Les « home rules » enlèveront dès les années 1880 tous les sièges irlandais sauf ceux de l'Ulster oriental soit au total 85 sièges sur 103. Parnell exploita ce « jeu de bascule » entre les whigs et les tories. En 1885 le premier ministre whig, Gladstone, fut renversé par un vote conjugué des homes rulers et des tories partisans de concessions à l'Irlande. Le nouveau ministère conservateur fit aussitôt voter une nouvelle loi agraire pour l'Irlande favorisant l'achat des terres par les tenanciers.

La victoire des députés « home ruler » en 1885 en Irlande provoqua un véritable choc chez les protestants irlandais favorables à l'union avec la Grande Bretagne, et parmi les conservateurs anglais qui soutenaient les propriétaires fonciers. Dans l'importante minorité protestante de l'Ulster, on vit la réapparition de leur haine des catholiques. Les propriétaires fonciers, cette fraction la plus réactionnaire et la plus vile de la classe dominante protestante, réactiva l'Ordre d'Orange, dissous en 1837, avec le soutien du député conservateur Lord Randolph Churchill, père de Winston, et fils du Lord lieutenant et vice roi d'Irlande. Il se rendit ainsi en février 1886 à Belfast pour organiser la résistance ; il s'agissait d'exploiter les différences religieuses de façon à renforcer les liens de la minorité protestante avec l'Angleterre, et dès le 4 juin de violentes bagarres opposant protestants et catholiques à Belfast éclatèrent. Les opposants au Home Rule, déguisés en anti-papistes, ces opposants les plus réactionnaires issus des rangs des grands propriétaires fonciers, trouvaient malheureusement un fort soutien parmi l'aristocratie ouvrière protestante.

La résistance au Home Rule qui agitait une bonne partie de la bourgeoisie anglaise s'est vraiment organisée dans la province d'Ulster pour des raisons claires : il s'y trouvait d'importantes communautés protestantes et le problème agraire y était différent en raison de l'existence de paysans protestants, descendants principalement des colons écossais presbytériens transplantés en Ulster au XVIII° siècle, et surtout c'était la seule région d'Irlande marquée par la révolution industrielle grâce à l'apport de capitaux anglais et écossais. Cette partie nord-est de l'île était devenu un centre important de travail du lin, qui n'avait pas de concurrence en Grande Bretagne, et de la construction navale à Belfast qui comptait parmi les plus puissants centres du Royaume uni. La région industrielle de l'Ulster tranchait avec le reste du pays, et dépendait pour ses capitaux, ses matières premières, ses sources d'énergie et ses débouché de l'île voisine. Une grande bourgeoisie d'affaires dont les intérêts étaient étroitement liés à l'économie britannique, et un important prolétariat ouvrier composé aussi bien de catholiques que de protestants caractérisaient l'Irlande du Nord. Hostile au Home Rule, le patronat ulstérien regroupa sous la bannière de l'unionisme tous les « antipapistes ». Les ouvriers catholiques et les ouvriers protestants passèrent alors plus de temps à se battre entre eux qu'à conjuguer leurs forces contre le patronat.

Revenu au pouvoir en janvier 1886, Gladstone ne devait sa majorité qu'au bon vouloir des 85 députés irlandais regroupés derrière Parnell et il soumit à la Chambre des Communes un projet de Home Rule. Les whigs s'y opposèrent avec les libéraux-unionistes. La politique consistant à exploiter systématiquement les différences religieuses entre catholiques et protestants fut une cause déterminante du déclin de Parnell, dernier chef protestant de la lutte pour une Irlande autonome.

L'échec du Home Rule eut pour conséquence de relancer l'agitation agraire en Irlande. La Ligue nationale remplaça la Ligue agraire interdite et préconisa en 1887 une action collective des tenanciers contre les landlords, les tenanciers locataires imposant le prix des loyers aux propriétaires. Parnell, légaliste, désapprouva l'action. Il fut en fait compromis dans une histoire d'adultère pourtant fort ancienne ; l'Angleterre puritaine et l'Eglise catholique irlandaise qui supportait mal la présence d'un protestant à la tête du parti du Home Rule s'acharnèrent sur Parnell qui mourut en 1891 à 45 ans d'épuisement, laissant l'Irish Nationalist Party profondément divisé.

Jusqu'en 1885, la législation sociale s'attacha essentiellement à protéger les tenanciers irlandais des exactions des landlords, mais après cette date les différentes lois agraires eurent pour but de favoriser le rachat des terres des landlords par les paysans eux-mêmes. « Si vous faites des tenanciers irlandais des propriétaires, disait en son temps Disraeli, grand leader des tories, vous en ferez des conservateurs » ! En 1891 et en 1896, la loi du rachat des terres fut votée et de plus larges crédits furent distribués aux fermiers désireux d'accéder à la propriété, faisant ainsi perdre aux landlords une partie de leur influence dans les campagnes. Mais en raison de la résistance de ces derniers, une nouvelle loi en 1903 permit à l'État de racheter tous les grands domaines en indemnisant en espèces les landlords expropriés, et les tenanciers irlandais devenaient propriétaires au bout de 68 annuités foncières payées à l'État à un taux inférieur à leurs anciens fermages. Il y eu ainsi plus de 85 000 achats de terres entre 1903 et 1906, et les Irlandais qui ne possédaient que 5 % du sol en 1878 en auront les deux tiers en 1914. L'Irlande passa ainsi de la grande propriété à la micropropriété paysanne. Cependant la forme technique de production ne changeait pas, car la grande propriété était morcelée en une multitude de parcelles données en fermage ou en métayage à une famille paysanne qui la cultivait avec ses propres instruments. Le changement de propriété par contre favorisait l'émergence d'une bourgeoisie paysanne capable d'une agriculture moderne et mécanisée. Un landlord protestant fonda en 1894 une « Société irlandaise d'organisation agricole » qui réussit à créer un certain nombre de coopératives agricoles notamment laitières, appuyée par l'écrivain George William Russell, et le futur fondateur du Sinn Fein, Arthur Griffith y participa activement.

En soustrayant la terre d'Irlande à la domination des landlords, les conservateurs et les unionistes espéraient bien tuer le Home Rule par la douceur et régler définitivement la question d'Irlande. Mais il n'en fut rien car le mouvement nationaliste, libéré de la question agraire, se consacra entièrement au combat politique en faveur de l'indépendante totale ! La société bourgeoise, bien que lentement, freinée de mille manière par le colonialisme anglais, continuait inexorablement son développement et avec elle le mouvement nationaliste ne pouvait que continuer à croître.

La recherche des racines celtiques, de la langue et de la littérature celte, avait commencé dès le milieu du 19e siècle et prit une grande ampleur à partir des années 1880 sous la poussée de Patrick Pearse, organisateur de la Ligue gaélique dont nombre de ses militants seront aux premiers rangs de la Révolution de Pâques en 1916. De nombreux écrivains (Yeats, George Russell) apportèrent une renaissance littéraire irlandaise-anglaise mais en prenant pour modèle une civilisation champêtre, comme les romantiques avant eux sur le continent européen, tournant le dos au modèle industriel anglais, rendant ainsi le mouvement nationaliste plus conservateur, non par hasard, au moment où commençait à s'organiser le mouvement ouvrier irlandais.

C'est en 1863 qu'apparurent les premiers syndicats ouvriers à Dublin, Belfast et Cork mais il faudra attendre 1894 pour voir une organisation structurée à l'échelle du pays : l'Irish Congress of Trade Unions (Congrès des syndicats irlandais). En 1896, à Dublin, James Connolly22, fils d'immigrants irlandais installés pauvrement en Ecosse après la famine de 1846, et revenu en Irlande en 1893, créait le « Parti socialiste républicain irlandais » (Irish Socialist Republican Party) dont le manifeste écrit par Connolly proclamait que « la domination d'une nation par une autre, comme de l'Irlande par la Couronne britannique, constitue une barrière au libre développement économique et politique de la nation assujettie et ne peut servir que les intérêts des classes exploiteuses des deux nations ». Il préconisait dans son programme : « L’instauration d’une RÉPUBLIQUE SOCIALISTE D’IRLANDE, reposant sur la propriété collective par le peuple irlandais de la terre, des instruments de production, de distribution et d’échange. La gestion de l'agriculture en tant que domaine public par des comités de gestion élus par la population paysanne, et responsables vis-à-vis d’elle et de la nation entière. Des activités en tout genre nécessaires au bien-être de la communauté, fonctionnant selon les mêmes principes ». Il décrivit le conflit entre la propriété collective de la terre des clans irlandais et le système féodal introduit par les conquérants anglais.

Mais le parti n'eut qu'une audience limitée et les questions matérielles eurent raison de lui, son leader émigrant en 1903 aux Etats Unis où il adhèrait au syndicat « Industrial Workers of the World » et était élu à la direction du « Socialist Labour Party » (SLP), « l'Irish Socialist Republican Party » étant devenue une section irlandaise du SLP en 1903. Il démissionna du SLP dont le leader principal avait attaqué l'église catholique, et décida de rentrer en 1910 en Irlande. Il rejoignait le « Socialist Party of Ireland » et le syndicat « Irish Transport and General Workers' Union » (ITGWU) fondé en 1909 par James Larkin, irlandais de Liverpool, envoyé en 1907 à Belfast par le syndicat anglais des Dockers pour organiser les dockers irlandais, les syndicats en Irlande étant alors dirigés depuis l'Angleterre par les arrogants syndicats anglais ; ces derniers virent d'un très mauvais œil la création de syndicats irlandais autonomes et congédièrent Larkin. Ceci confirma la position de Larkin que les syndicats irlandais devaient se développer indépendamment de ceux anglais. Connolly fondait avec James Larkin en 1912 le « Irish Labour Party », parti travailliste irlandais, qui était en fait un rassemblement de syndicats.

Tandis que le parti du Home Rule, toujours divisé entre parnellistes et antiparnellistes tentait de refaire son unité, se développaient dans le mouvement nationaliste irlandais des tendances plus « radicales ». En 1899 Arthur Griffith préconisait d'étendre la tactique du boycottage inaugurée par la Ligue agraire contre les landlords à toute l'Angleterre, de retirer les députés irlandais du Parlement anglais. Différentes organisations nationalistes dont la Communauté des Gaëls, les Filles d'Irlande, se retrouvèrent dans le mouvement Sinn Fein (Nous Seuls) qui tint sa première convention nationale en novembre 1905. Griffith, secondé par le Sean T. O'Kelly (chef d'État irlandais de 1945 à 1959) fut rejoint par des membres de « l'Irish Republican Brotherhood » des Fenian, liés à l'organisation américaine, le Clan na Gael ; ces derniers contribuèrent à faire évoluer le Sinn Fein vers des revendications de lutte armée, d'indépendance totale. Griffith préférait plutôt pour l'Irlande une solution de double monarchie anglo-irlandaise, son modèle étant la Hongrie sous l'Autriche-Hongrie. Et bien sûr, en bon bourgeois, il s'opposait aux socialistes, aux syndicalistes et à toute lutte de classe de la part du prolétariat. Voici comment naquit le Sinn Fein !

Lorsque dès 1912, le vote du Home Rule parut inévitable, la minorité irlandaise favorable au maintien de l'Union s'organisa sous la direction d'un avocat protestant de Dublin, Edward Carson soutenu par l'écrivain Rudyard Kipling et par le parti conservateur anglais, et en Ulster par les grands propriétaires fonciers avec l'Ordre d'Orange, réactivé, et par la bourgeoisie industrielle liée à la Grande Bretagne. En effet les protestants irlandais n'étaient très nombreux qu'en Ulster (900.000 sur 1.580.000 habitants, contre 300.000 sur 2.800.000 habitants dans le reste de l'île). L'Ulster fournissait ainsi la quasi totalité des députés unionistes irlandais. Carson rejoignit le « Conseil unioniste d'Ulster » qui en 1911 créa un gouvernement provisoire de l'Irlande et était prêt à basculer dans l'illégalité. En janvier 1912, les unionistes apprirent que le Premier Lord de l'Amirauté, Winston Churchill (alors libéral) devait venir défendre le Home Rule à Belfast là où son père avait appelé l'Ulster au combat 26 ans plus tôt contre la séparation. Quatre bataillons d'infanterie et de nombreux détachements de policiers furent utilisés pour le protéger des unionistes furieux. 471 000 Ulstériens signèrent en septembre 1912 une déclaration refusant à l'avance de reconnaître l'autorité d'un gouvernement irlandais créé par le Home Rule. Celui-ci fut repoussé de deux ans par la Chambre des Lords. Dès 1913, Carson demanda au Parlement que la province d'Ulster soit exclue du Home Rule et maintenue dans le Royaume Uni23 ; il organisa des milices protestantes en une véritable armée, « l'Ulster Volunteer Force », regroupant 100 000 hommes entraînés par d'anciens officiers de l'armée britannique. Son gouvernement provisoire devait prendre en main l'administration de la province dès la mise en application du Home Rule. Les nationalistes irlandais se préparèrent alors eux aussi à un affrontement armé et décidèrent de se doter également d'une organisation militaire, et en 1913 des membres du Sinn Fein, et de l'Irish Republican Brotherhood et de la Ligue gaélique s'enrôlèrent dans un corps de « volontaires irlandais » (Irish Volonteer) dirigé par Eoin McNeill. Les nationalistes s'opposaient évidemment à toute partition de l'île.

De son côté James Connolly avec Larkin organisait dans le monde ouvrier une « Armée citoyenne irlandaise », l'Irish Citizen Army (ICA) née en novembre 1913 pendant la grande grève de Dublin menée par le nouveau syndicat irlandais fondé en 1909 par James Larkin lié à Connolly, l'Irish Transport and General Workers' Union. Cette armée avait pour but de protéger les grévistes et de préparer la « révolution socialiste et nationale ». Après la sanglante répression exercée en août 1913 à Dublin contre le mouvement ouvrier par la bourgeoisie nationaliste irlandaise elle-même, l'organisation d'une armée était ressentie comme encore plus nécessaire et pas seulement pour lutter contre l'occupant anglais mais aussi contre la bourgeoisie irlandaise. Lire à ce propos le texte de Lénine24, « Guerre de classe à Dublin » qui relate cette féroce et haineuse répression.

Il y avait donc des divisions au sein de la classe dominante anglaise concernant l'indépendance irlandaise. La faction qui en était partisane s'exprimait par la voie de Winston Churchill. Face à la menace d'une guerre civile, Churchill préconisa des mesures énergiques en mars 1914, mais l'armée anglaise cantonnée à Belfast refusa de suivre l'ordre d'intervenir en Ulster contre les unionistes, les cadres de l'armée britannique sympathisant ouvertement avec les unionistes qui recevaient sans problèmes des armes, alors que la troupe s'opposait à la réception d'armes par les volontaires irlandais.

La Home Rule fut votée pour la troisième fois en mai 1914 par la Chambre des Communes, mais la bourgeoisie libérale anglaise, qui dominait pourtant le parlement, recula de nouveau devant les exigences des propriétaires fonciers anglais. Le déclenchement de la Première guerre mondiale en août permit de reporter à plus tard la loi sur le « home rule » en échange d'une promesse que la loi serait appliquée à la fin de la guerre. Les deux camps assurèrent le gouvernement britannique de leur total soutien dans le conflit contre l'Allemagne : Irlandais, nationalistes et unionistes s'enrôlèrent en masse dans l'armée britannique ! Certains nationalistes irlandais dont ceux qui suivaient Connolly ne furent pas favorables à cette collaboration militaire. Si les unionistes purent former leurs propres régiments et s'illustrer lors de l'offensive de la Somme en juillet 1916, les nationalistes irlandais furent dispersés dans les différentes forces armées. L'entrée dans le gouvernement en mai 1915 de deux violents adversaires du Home Rule acheva de convaincre les plus extrémistes des nationalistes de passer à l'action.

9. Bourgeois et prolétaires en Irlande à l'époque de la guerre mondiale.

Durant les agitations et les grèves qui précédèrent la Première guerre mondiale, l'organe officiel du Sinn Fein qualifia la grève de péché impardonnable. Le même Arthur Griffith critiqua durement le mouvement ouvrier indépendant et se déchaîna avec une profonde haine contre James Larkin, le dirigeant syndical et révolutionnaire : il ne pouvait pas supporter que l'on mettre la classe avant la nation ! Il eut d'ailleurs la satisfaction de voir lors de l'éclatement de la guerre, autant de dirigeants « internationalistes » de la classe ouvrière anglaise devenir des super chauvins.

En 1913, Griffith formulait ses positions de la façon suivant : « Le Sinn Fein n'est pas un mouvement sectoriel, mais national, et en tant que tel il ne peut tolérer l'injustice et l'oppression à l'intérieur de la nation. Il ne participera pas, ou en tout cas pas par mon intermédiaire, à une quelconque guerre de classe ou à des tentatives pour la promouvoir. Il peut y avoir beaucoup de classes, mais la nation est unique. Si certains pensent que l'Irlande est seulement un nom et rien d'autre, que les intérêts des travailleurs irlandais ne résident pas à soutenir la nation mais à la détruire, et que la voie pour la rédemption du genre humain passe par l'universalisme, par le cosmopolitisme ou tout autre « isme » qui n'est pas Nationalisme, eh bien, je ne fais pas partie de cette compagnie (…). Je me méfie de l'homme qui dit d'aimer de la même façon toute l'humanité, parce que je sais que l'homme qui aime tous les enfants du voisinage comme le sien est un mauvais père » (Sinn Fein, novembre 1913).

Le concept de « Nation libre » propagé par Griffith est en grande partie basé sur une étude de la Hongrie, prise comme modèle, et sur Friedrich List, économiste bourgeois allemand, qui exaltait le protectionnisme comme instrument de développement d'une économie nationale. Mais les économies nationales indépendantes, étant admis que cette catégorie ait jamais existé, ne cachent que du vide ; une économie nationale ne peut être maintenue que par un État qui garantit la continuité des rapports de production contre les attaques sociales intérieures et contre celles des bourgeoisies extérieures. Même l'État, pour se former, a besoin de certaines prémisses. Une fois que le processus a démarré, l'État exerce sa force en défendant les intérêts de la nouvelle classe au pouvoir, ce qui signifie frappe quiconque mettant en péril le nouvel ordre établi.

Concernant la proximité entre les aspirations nationales et la contre-révolution dans le « Libre État » de l'Eire, nous citerons deux personnages célèbres. Le premier est Daniel O'Connell, l'éminent nationaliste du 19 ème siècle qui, selon un compte rendu de James Connolly, conversait avec un casseur de pierre travaillant au bord de la route ; à la demande de ce personnage, il ne put nier que dans une Irlande future indépendante sa vie aurait continué à être celle de casser des pierres ! Le second exemple, encore plus explicite, concerne Arthur Griffith, le fondateur du Sinn Fein et « théoricien » du mouvement nationaliste au début du 20e siècle, qui déclara que les Irlandais ayant le privilège de vivre dans leur propre pays, doivent être disposés à travailler pour des salaires plus bas. Qu'on ne s'étonne pas si les bourgeois locaux soutinrent avec un extrême enthousiasme cette partie du credo nationaliste et que Griffith fut par la suite un des artisans de l'accord avec le Royaume Uni qui mena à la formation du « Libre État d'Irlande ».

10. La révolte de Dublin en avril 1916, un assaut au ciel.

Déjà en 1894, les divers syndicats qui jusqu'alors avaient agi de façon autonome, décidaient de tenir un Congrès général commun annuel. De 1908 à 1913, le mouvement ouvrier irlandais croissait, se renforçait et affrontait de façon décisive les dures périodes de crises avec des grèves et des manifestations avec la création en 1912 par Connolly et Larkin du Irish Labour Party. Entre-temps, en 1905, était fondé le Sinn Fein (Nous seuls), parti bourgeois qui proposait le retrait des députés de Westminster à Londres et la formation d'un parlement séparé à Dublin, défiant ouvertement la loi britannique.

Les années 1910 furent marquées par de nombreuses grèves qui éclatèrent en Irlande dans différents secteurs dont les industries du textile et des biscuits où les femmes étaient prédominantes. A Dublin la situation était également très tendue ; la ville était extrêmement pauvre avec une mortalité infantile de 40 % alors qu'elle était de 22 % en Angleterre pour les mêmes conditions. L'ITGWU recrutait avec succès les travailleurs des tramways. Le syndicat appela à la grève des tramways alors que la ville connaissait une prestigieuse festivité équestre le 26 août 1913. Les patrons de Dublin dont le propriétaire des Tramways et d'un groupe de presse, partirent alors en croisade contre le syndicat de Larkin en exigeant que les travailleurs se retirent de l'ITGWU ou démissionnent. 400 patrons se mettaient d'accord pour un lock-out, fermaient leurs entreprises et licenciaient leurs travailleurs, ce qui toucha 25 000 travailleurs. C'était le premier grand conflit du travail en Irlande ! Des affrontements violents survinrent entre les travailleurs et la police et deux ouvriers furent tués. Larkin et Connolly étaient arrêtés mais rapidement libérés. Des intellectuels irlandais et anglais (Yeats, George Russell, Bernard Shaw) se déclarèrent en faveur de la résistance des ouvriers et contre l'emprisonnement de Larkin qui venait d'être jugé. Face aux travailleurs exposés à des attaques de la police et de bandes armées patronales, Connolly créa en novembre 1913 avec de nombreux militants de l'ITGWU l'Irish Citizen Army, noyau d'une armée révolutionnaire, la première armée rouge d'Europe, qui devait chasser d'Irlande l'impérialisme britannique pour établir une République des Travailleurs : les travailleurs les armes à la main se proposaient de façonner leur propre avenir ! Mais le TUC britannique refusa d'organiser une grève de solidarité et cessa toute aide financière au syndicat de Larkin ; manquant de soutien financier les travailleurs de Dublin durent céder après sept mois de lock out et reprendre leur travail. Mais l'ITGWU sortait tout de même vainqueur de ce conflit.

En 1914, guidée par James Connolly (Larkin, épuisé par les événement de Dublin avait préféré rejoindre les Etats unis en octobre 1914 ; Connolly prit alors le poste de secrétaire général de l'ITGWU), la classe ouvrière irlandaise engageait une lutte serrée contre la guerre impérialiste, malgré les persécutions de la police anglaise. Connolly était catastrophé par la désintégration du mouvement socialiste européen et par le chauvinisme brutal des partis socialistes abandonnant l'internationalisme. En août 1914, il écrivit : « Une grande insurrection continentale de la classe ouvrière arrêterait la guerre ; une protestation universelle par des rassemblements publics ne sauverait pas une seule vie de la boucherie insensée », et sur une bannière hissée sur le bâtiment de l'ITGWU, le Liberty Hall, protégé par la Citizen Army, à Dublin, était inscrit : « Nous ne servons ni le Roi, ni le Kaiser, mais l'Irlande ». Il affirma que l'Irlande devait profiter de l'occasion pour organiser une insurrection en faveur de l'indépendance nationale, pour désavouer la guerre impérialiste en Europe et « allumer le feu d'une conflagration européenne qui ne s'éteindrait pas tant que le dernier trône et les derniers titres et obligations capitalistes n'auraient pas été consumés sur le bûcher funéraire du dernier seigneur de guerre ». Il fut rejoint par un chef socialiste écossais John Mac Lean mais Connolly et lui restèrent des exceptions.

Lénine écrira en juillet 1916 dans « Résultats de la discussion sur l'auto décision » : « Un coup fort comme celui asséné au pouvoir de la bourgeoisie impérialiste anglaise par l'insurrection en Irlande, a une importance politique cent fois plus importante qu'une insurrection en Asie ou en Afrique », et plus loin : « Le malheur des Irlandais se trouve dans le fait qu'ils sont nés intempestivement, à un moment où l'insurrection en Europe du prolétariat n'était pas encore mûre. Le capitalisme n'est pas construit aussi harmonieusement pour permettre aux diverses sources de l'insurrection de confluer immédiatement sans insuccès et sans défaites. Au contraire les différences de temps, de genre et de lieu des insurrections est justement la garantie de l'ampleur et de la profondeur du mouvement général ; c'est seulement dans les mouvements révolutionnaires intempestifs, partiels, fractionnés, et pour cette raison non réussis, que les masses acquerront de l'expérience, s'instruiront, rassembleront leurs forces, et prépareront de cette façon l'assaut général, comme les grèves, les manifestations dans les villes et celles nationales, les mutineries dans l'armée, les explosions paysannes, etc. prépareront l'assaut général de 1905 ».

En mars 1916 se tint également un Congrès en Amérique, auquel participèrent environ trois mille Irlandais qui y résidaient. Ce Congrès approuva une résolution dans laquelle était revendiquée l'indépendance de l'Irlande et jetait les bases d'une organisation qui prit le nom des Amis de la liberté irlandaise.

Dès août 1914 le conseil suprême de l'Irish Republican Brotherhood (IRB) avec Clarke, Pearse prenait la décision de tenter une opération avant la fin des hostilités, profitant ainsi du conflit mondial qui accaparait les forces anglaises ; dans ce but ils prirent le contrôle des 12 000 volontaires irlandais restants (les autres étaient partis se battre pour l'Angleterre espérant ainsi y gagner l'indépendance irlandaise !), et de la Ligue gaélique. Un de leurs agents Roger David Casement25 envoyé en Allemagne négocia des livraisons d'armes en vue d'un soulèvement (L’Allemagne devait proposer son aide également durant la deuxième guerre mondiale) ; de cette façon l'Allemagne aurait eu l'appui d'une Irlande indépendante. Mais nous savons bien que les Irlandais auraient ainsi simplement changé de maître).

De son côté la « Citizen Army » animée par Connolly et la comtesse Markiewiz (militante républicaine et féministe issue d'une famille noble protestante) continuait à Dublin ses exercices militaires en vue d'une insurrection armée.

Le parti de Connolly qui représentait alors la classe ouvrière irlandaise, après avoir refusé jusqu'alors toute fusion avec les Irish Volonteer, décida de nouer une alliance avec l'aile la plus résolue du mouvement nationaliste. Connolly se mit à étudier la guérilla urbaine et les méthode de la guerre insurrectionnelles au cours de l'année 1915 publiant une série d'articles, et ses concepts fondamentaux furent utilisés dans les insurrections à travers le monde. Il fit pression sur l'IRB, plus hésitante, pour choisir une date pour l'insurrection.

En janvier 1916, l'IRB et Connolly qui devait ensuite entrer dans le Conseil supérieur de l'IRB et au Conseil militaire, se mirent d'accord pour organiser un soulèvement général le dimanche 23 avril, qui devait être précédé d'un important chargement d'armes en provenance d'Allemagne et de grandes manœuvres organisées dans toute l'île par les volontaires irlandais pour masquer l'opération. L'influence de Connelly fut déterminante et Pearse qui n'était pas socialiste se rangea derrière ses positions. Mais le 21 avril, le cargo de munitions battant pavillon norvégien mais avec un équipage allemand était arraisonné par la marine britannique et se sabordait. Une centaine de chefs des divers groupes révolutionnaire furent arrêtés. Après l'échec de cette livraison, l'agent de l'IRB en Allemagne, Casement revenait précipitamment en Irlande pour décourager désormais, étant donnée la situation, le déclenchement de l'insurrection. Il reviendra en Irlande dans un sous-marin allemand, sera arrêté par une patrouille anglaise le 20 avril 1916 et pendu le 3 août pour trahison !

Malgré les circonstances défavorables, le 23 avril le conseil militaire de l'IRB avec Connolly, qui avait conscience du risque d'aller à l'abattoir, décida quand même de passer à l'action le lendemain, le lundi de Pâques. La mobilisation fut moins grande que prévue en raison de défaillances au sein de l'IRB, et resta limitée à Dublin, avec moins d'un millier de volontaires irlandais et une centaine d'hommes de la Citizen Army. La situation ressemblait à celle de la Commune de Paris où le rapport de force n'était pas en faveur des insurgés ; la situation française n'était pas mûre pour l'existence d'une insurrection victorieuse et d'un parti qui la guide ; et si un parti avait pu la guider – celui guidé par Connelly manquait alors de maturité –, il aurait alors empêché l'insurrection pour éviter le massacre et la perte des éléments les plus radicaux du mouvement ouvrier d'alors. C'est ce que le parti bolchévique durant les journées de juillet 1917, il se battit pour empêcher l'insurrection convaincu que la situation n'était pas mûre, permettant ainsi la victoire future d'octobre.

A midi les insurgés s'emparaient de plusieurs points stratégiques de Dublin, alors que la garnison de Dublin était presque vide, les officiers étant au repos (25 soldats anglais pour garder le château de Dublin, siège de l'administration britannique, au lieu des 300 hommes habituellement présents. Mais les insurgés n'osèrent s'attaquer au château et négligèrent d'autres points importants comme le central téléphonique, laissant les forces britanniques se réorganiser. Le 24 avril Connolly, commandant en chef des forces d'insurrection, fut proclamé vice-président du gouvernement provisoire de la République d'Irlande sur les marches de la Poste principale de Dublin. Connolly, bien que grièvement blessé, continua à diriger ses troupes étendu sur une civière et souffrant affreusement, la gangrène gagnant peu à peu sa jambe. Les insurgés encerclés par 20 000 soldats britanniques, se battirent héroïquement durant une semaine ; fortement affaiblis, bombardés par l'artillerie lourde, le 30 avril Pearse et Connolly tombèrent d'accord d'éviter le carnage et de demander la reddition sans condition. Après un procès qui ne fut qu'une farce, 90 insurgés dont les sept responsables les plus importants furent condamnés au peloton d'exécution anglais. La répression fut telle qu'elle souleva une vague d'indignation en Angleterre même, certains étant bien conscients que les héros allaient devenir des martyrs de la cause irlandaise. La peine de la plupart d'entre eux fut transformée en incarcération à vie sauf pour une dizaine des principaux chefs qui furent exécutés le 12 mai ; on fournit même à Connolly, presque mourant et qui demanda la présence d'un prêtre pour recevoir l'absolution, un siège où maintenu par des attaches, il fut fusillé. Des milliers d'autres insurgés furent envoyés dans des prisons en Angleterre.

Devant la cour martiale, Connolly avait déclaré :

« Nous avons mis tout notre cœur à briser la relation existant entre ce pays et l’Empire Britannique pour instaurer la République d’Irlande. Nous croyons que l’appel lancé alors au peuple irlandais était le plus noble des appels pour la plus sainte des causes, plus noble que tout autre appel qui lui fut adressé pendant cette guerre, et en relation avec cette guerre. Nous avons réussi à prouver que les Irlandais sont prêts à mourir pour essayer de gagner pour l’Irlande ces droits nationaux que le gouvernement britannique voulait leur faire gagner, au prix de leur vie, pour la Belgique. Tant qu’il en sera ainsi, la cause de la liberté irlandaise sera sauve. Nous pensons que le Gouvernement Britannique n’a aucun droit sur l’Irlande, n’en a jamais eu et n’en aura jamais ; il suffit, dans une génération d’Irlandais, de la présence d’une minorité honorable prête à mourir pour défendre cette vérité, pour faire de ce Gouvernement, et pour toujours, un usurpateur et un criminel contre le progrès humain ». Connolly malheureusement se faisait encore trop d'illusions, même face au peloton d'exécution, sur le fait que l'héroïsme ou le martyre puisse convaincre une bourgeoisie enragée. Son christianisme constitua là sa faiblesse. Mais cette insurrection eut tout de même des effets positifs comme l'ont analysé les Bolchéviques.

Dans le contexte de l'époque, l'insurrection de Dublin fut qualifiée de putsch par bon nombre de socialistes dont Plekhanov. Il n'en fut pas de même pour Trosky et Lénine, le premier déclarant dans Nashe Slovo du 4 juillet 1916 que « le rôle historique du prolétariat irlandais n'en est qu'à ses débuts. Cette insurrection, sous un drapeau archaïque, lui a déjà servi à diriger son indignation de classe contre le militarisme et l'impérialisme (…) Au contraire, cette indignation trouvera un écho en Grande Bretagne. », et le second s'exprimant dans le Berner Tagwacht du 9 mai 1916, déclara : 

« Le mot ‘putsch’, au sens technique du terme, ne peut être employé que lorsque la tentative d’insurrection a été l’œuvre d’un cercle de conspirateurs et de maniaques stupides, et n’a suscité aucune sympathie dans les masses. Le mouvement national irlandais, existant depuis plusieurs siècles, a connu diverses étapes et combinaisons d’intérêts de classe, et s’est exprimé, entre autres, par un congrès national irlandais de masse en Amérique (Vorwärts, 20 mai 1916) réclamant l’indépendance, par une guérilla urbaine menée par un groupe de petits bourgeois citadins alliés à un groupe d’ouvriers après une longue période d’agitation de masse, de manifestations, d’interdiction de la presse, etc. Celui qui donne à un tel soulèvement le nom de putsch’ est soit un réactionnaire endurci soit un doctrinaire définitivement incapable de se représenter une révolution sociale comme une chose vivante. Car imaginer que la révolution sociale est concevable sans les révoltes des petites nations dans les colonies et en Europe, sans les explosions révolutionnaires d’une partie de la petite bourgeoisie avec tous ses préjugés, et des masses semi-prolétariennes contre l’oppression des propriétaires terriens, de l’église, de la monarchie, de la nation et d’autres – imaginer cela signifie que l’on rejette la révolution sociale. On peut imaginer qu’une armée prenne position quelque part et dise ‘nous sommes pour le socialisme’, tandis qu’une autre prendra position ailleurs et dira ‘nous sommes pour l’impérialisme’, et que ce sera la révolution sociale. Ce n’est qu’avec cette vision ridiculement pédante que l’on peut donner à la révolution irlandaise le nom de ‘putsch’. Celui qui s’attend à une révolution sociale ‘pure’ ne vivra jamais pour la voir. Cette personne n’est révolutionnaire qu’en paroles et ne comprend rien à la révolution. »

Lénine explique encore :

« ... la lutte des nations opprimées d’Europe, lutte susceptible de se développer jusqu’à l’insurrection et la guérilla urbaine, de briser la discipline de fer de l’armée et de la cour martiale, sera plus stimulante pour la situation révolutionnaire en Europe qu’une révolte beaucoup plus importante dans une colonie éloignée. Le choc provoqué par une révolte en Irlande contre le gouvernement impérialiste bourgeois britannique a cent fois plus d’importance politique qu’une explosion de même envergure en Asie ou en Afrique ».

« L’échec des Irlandais vient du fait qu’ils se sont soulevés prématurément alors que la révolte du prolétariat d’Europe n’était pas encore mûre. Le capitalisme n’est pas construit de façon suffisamment harmonieuse pour que les diverses énergies de la rébellion puissent d’elles-mêmes unir leurs efforts sans revers ni défaites ».

Et l'écrit de Connolly de janvier 1897 dans le San Van Vocht apparaît comme une prophétie du futur État irlandais : « Si demain vous chassiez l’armée anglaise et que vous hissiez le drapeau vert sur le château de Dublin, à moins que vous n’entrepreniez l’organisation de la république socialiste, vos efforts resteraient vains. L’Angleterre vous gouvernerait toujours. Elle vous gouvernerait au travers de ses capitalistes, de ses propriétaires terriens, de ses financiers, de la multitude d’organismes commerciaux et privés qu’elle a implantés dans ce pays... »

Nous rendons nous aussi hommage à ce courageux militant qui tenta de concilier sa foi catholique, croyant profondément aux principes fondamentaux du christianisme26, avec les analyses marxistes. Il tenta d'unifier la lutte de classe avec la lutte de libération nationale afin de former une république socialiste, et donc pour cela il était nécessaire de chasser l'armée anglaise. Une autre de ses intuitions fondamentale fut que la division de l'Irlande (cette idée faisait déjà son chemin) serait une tragédie pour le prolétariat de l'Ulster et de toute l'Irlande : l'unité entre protestants et catholiques était déjà bien difficile dans le mouvement ouvrier, mais avec une Irlande divisée entre le Nord et le Sud, se serait déchaînée « une orgie de réaction ». Et c'est bien ce qui arriva...

Il se battit comme un lion pour organiser les travailleurs irlandais dans les syndicats ; il ne sous estimait pas pour autant l'importance d'une organisation politique ; organisateur de grèves dures comme celle des fileuses à Belfast en 1911, il passa sa vie à lutter pour les exploités non seulement en Irlande, mais en Grande Bretagne et aux USA, écrivit de nombreux articles, des poèmes et des brochures comme celle sur la condition désastreuse des femmes irlandaises (il réclama le droit de vote pour les femmes), et ses écrits étaient connus des militants socialistes de toute l'Europe et de Lénine et de Trostky. Il fut ainsi sauvagement exécuté, comme le furent les militants de la Commune de Paris, cet autre assaut au ciel, par l'ignoble bourgeoisie anglaise. Il sera malheureusement utilisé comme un martyr de la cause nationaliste irlandaise alors qu'il fut un communiste défenseur des opprimés de toutes les nations ; pour lui il était clair que l'issue victorieuse du combat ne pouvait venir que de la classe travailleuse. Et ce ne serait pas l'offenser, bien au contraire, que de rappeler que lors des combats plus récents de la guérilla irlandaise flottait sur les ghettos de la république bourgeoise, la « charrue et les Étoiles », drapeau de l'Armée citoyenne qu'il avait dirigée.

11. Vers un État national.

Avec la fin de la guerre, la lutte des Irlandais pour l'indépendance repartit de plus belle, et le gouvernement de Londres réagit en étouffant dans le sang toute tentative de révolte.

Alors que la majorité des insurgés de l'insurrection de Dublin de 1916 venaient de l'IRB et du parti de Conolly, le Sinn Fein, dont les leaders furent emprisonnés lors de la répression (ils seront libérés en 1917), fut relativement épargné ; il recueillit malgré tout une popularité accrue après le bain de sang de Dublin et devenait le principal porte-parole des nationalistes irlandais. Eamon de Valera remplaça Griffith à la présidence du Sinn Fein avec la revendication pour la première fois dans ce parti d'une république irlandaise. A la fin de la guerre, la menace d'une conscription en Irlande pour reconstituer les divisions décimées anglaises, lui fit remporter, lors des élections de décembre 1918, 13 sièges sur 105 députés irlandais à Westminster. Défaite militaire, victoire électorale ! Le 21 janvier 1919, il constituait un parlement irlandais (Dail Eire ann) à Dublin formé de représentants démocratiquement élus, qui ratifia la constitution bourgeoise de la république et proclama l'indépendance de l'Irlande. Un programme démocratique était adopté, un cabinet nommé, des cours de justice établies ; l'IRA (Armée républicaine irlandaise) était formée, issue de l'union en janvier 1916 de l'Irish Citizen Army de Connolly et des Irish volunteers de l'IRB ; elle était placée sous le contrôle du ministre de la défense, et allait organiser la lutte contre les forces britanniques, tandis que se formaient des conseils de travailleurs dans les villes. L'histoire irlandaise intitule la période qui va de janvier 1919 à juillet 1921 de guerre d'indépendance anglo irlandaise ou Tan War menée par l'IRA contre l'armée britannique et les Blacks and Tans (en raison de la couleur noire et kaki de leurs uniformes). Michael Collins était le principal dirigeant du mouvement indépendantiste, impliqué dans la fourniture d'armes, de fonds et de renseignements aux unités de l'IRA. Il semble que le conflit ouvert commença par l'assassinat, par des membres de l'IRA, de deux policiers de la Police royale irlandaise (à majorité protestante), liée au gouvernement britannique, le 21 janvier 1919. Suivirent des raids pour s'emparer d'armes, des assassinats d'agents de l'administration britannique et de policiers. 400 casernes de policiers, disséminées dans le pays furent abandonnées, dans les villes et dans les campagnes, laissant ces dernières dans les mains de l'IRA. Ce fut une vraie guerre de guérilla des deux côtés. En effet Londres réagit par la répression et dissout le parlement irlandais. Dès septembre 1919 les forces britanniques eurent recours à des représailles arbitraires dans la population civile avec pillage et mise à feu de maisons27. Deux unités paramilitaires furent créées Les Blacks and Tans (ce fut W. Churchill, alors secrétaire d'État à la guerre qui en eut l'idée !) en mars 1920 qui brûlaient et pillaient les villages, et les Auxiliaries ou Auxies en juillet 1920 formés d'officiers britanniques tout aussi féroces. Le dimanche 21 novembre 1920, le Bloody Sunday, à Dublin, les heurts entre l'IRA et les groupes de répression anglais firent 30 victimes (14 agents britanniques et informateurs des services secrets anglais furent tués par l'IRA et les Auxiliaries répliquèrent en tirant sur la foule lors d'un match de football tuant 14 personnes ; 2 officiers de l'IRA étaient arrêtés, torturés et tués). L'administration britannique, policière, judiciaire s'effondrait. Une police irlandaise fut fondée. Les habitants étaient encouragés à souscrire à l' « emprunt national» de Collins, membre du Sinn Fein, destiné à lever des fonds pour le nouveau gouvernement et son armée, tandis que les Irlandos-Américains furent de la même façon sollicités.

Le parlement anglais ensuite vota en décembre 1920 une loi sur le gouvernement d'Irlande, loi qui prévoyait deux parlements séparés pour les deux parties de l'île. Le gouvernement de Londres commença en janvier 1921 des négociations secrètes avec les nationalistes irlandais dont Griffith et Collins, qui aboutirent au traité de Londres qui faisait de l'Irlande avec 26 comtés amputée des deux tiers de l'Ulster qui gardait 6 comtés (à majorité protestante sauf deux comtés à majorité catholique, et qui constitue la région la plus développée du point de vue économique) un dominion de l'empire britannique.

Une trêve bilatérale était conclue le 11 juillet 1921 (le nombre des victimes dépassa les mille morts parmi les civils, les militaires britanniques, la police et les membres de l'IRA), Michael Collins et Arthur Griffith signaient le 6 décembre le traité anglo-irlandais, les nationalistes irlandais exigeant la libération de tous leurs prisonniers et la promesse d'une indépendance totale pour le centre-sud avec des élections pour élire un Parlement, une armée la National Army, et une force de police. Ce traité fut ratifié avec une petite majorité par le parlement Dail Eire ann. En effet, la majorité des Volunteers de l'IRA, qui se séparèrent alors du Sinn Fein, et une large majorité de la population rejetèrent la partition, ce qui entraîna une guerre civile qui devait durer jusqu'en 1923, opposant les partisans d'une poursuite de la lutte pour obtenir l'indépendance de toute l'île et les partisans du compromis de 1921.

12. L'Ulster fondée sur la discrimination religieuse.

En septembre 1920, une proclamation militaire britannique avait déclaré le Dail Eire Ann illégal ; tous les journaux républicains furent supprimés, et les autorités anglaises déchaînèrent un régime de terreur qui se prolongea jusqu'à la trêve de juillet 1921. Durant cette période fut imposée par la force des armes la division du pays en un État pseudo indépendant au sud (autonome mais toujours lié à la couronne britannique et au Commonwealth, mais avec un gouvernement et une armée propres) et en une province du Royaume Uni (Ulster) au Nord.

C'était un fait que l'Eire avec ses 26 comtés restait la région à majorité catholique et principalement agricole, et surtout la plus pauvre. L'Ulster au contraire, au nord, avec ses 6 comtés, aux côtes séparées de l'Écosse par 20 km, avec la partie industrielle la plus riche et avec un port très important, restait lié au Royaume Uni.

Le destin de l'Irlande était tracé et le prolétariat divisé et vaincu. Vaincu mais non dompté !

L'intuition de Connolly se vérifiait, la bourgeoisie anglaise ayant réussi à opposer les prolétaires protestants à ceux catholiques. Mais la création de l'Ulster britannique garantissait également les intérêts de la bourgeoisie unioniste concentrée dans le nord du pays et étroitement liée aux intérêts impérialistes anglais depuis le 19e siècle.

L'interclassisme de l'idéologie orangiste avait réussi à lier la classe ouvrière protestante du nord, placée dans une position de privilège matériel par rapport à la minorité catholique, aux intérêts de la bourgeoisie locale. L'Ulster se fondait ainsi dès son origine sur une discrimination systématique vis à vis de la population catholique, c'est-à-dire irlandaise et non pas d'origine anglaise. Le sectarisme religieux servant uniquement à cacher la nature de la domination impérialiste de classe. Ainsi naquit, véritable produit de la contre-révolution, une monstruosité fondé l'apartheid de la population catholique.

Le pouvoir du parlement de l'Irlande du Nord ou Stormont ( à Belfast au château de Stormont) et du gouvernement assurait à la bourgeoisie unioniste le plein contrôle des bases matérielles de la division entre travailleurs protestants et travailleurs catholiques. Être protestant signifiait avoir la priorité dans l'assignation des logements et des postes de travail ; être protestant signifiait donc être unioniste, s'identifier à la Grande Bretagne et nourrir vis à vis des catholiques des sentiments très semblables à ceux des blancs pauvres d'Amérique pour les noirs. Le sectarisme inhérent à la structure de l'État fut ensuite renforcé et défendu par des lois sur l'ordre public parmi les plus répressives du monde.

Ainsi en 1922 le Special Powers Act conférait au gouvernement d'Irlande du Nord des pouvoirs extraordinaires contre la subversion. Parmi ces pouvoirs, celui d'incarcérer sans mandat, abolissant la défense légale ; celui d'interdire associations et publications politiques, d'emprisonner sans procès et pour des périodes indéterminées ; la peine de mort pour possession illégale d'armes et d'explosifs ; la fustigation des prisonniers et la confiscation des biens des condamnés. Sur le plan militaire, des appareils de police très armés et composés exclusivement de protestants : la Royal Ulster Constabulary (RUC), police de l'Ulster, et un corps armé de volontaires orangistes appelés B Specials, soutien du parti unioniste, et puis les Orange Lodges, organisations sociales dont la tâche est de solliciter la ferveur politique protestante en vivifiant le sens de la supériorité protestante.

Ceux qui appartenaient à la minorité catholique devenaient les nègres de l'Ulster, privés de représentation politique, réprimés par des lois liberticides et discriminantes en ce qui concerne le logement, l'instruction et surtout le travail.

13. Contre-révolution bourgeoise du nouvel État du sud. La guerre civile irlandaise (juin 1922 - mai 1923)

Le 7 janvier 1922, le traité était adopté au Parlement à une faible majorité(64 contre 57).Le 16 janvier 1922 était formé un gouvernement provisoire de l'Irlande du Sud, considéré comme une administration de transition entre la ratification du traité anglo-irlandais et la création de l'État libre d'Irlande. Sa légitimité fut tout de suite contestée par les députés anti-traité du Dail. Eamon de Valera (américain de mère irlandaise, il avait participé à l'insurrection de 1916 ) démissionna de la présidence du Dail et fut remplacé par Arthur Griffith. Michael Collins, membre du Conseil suprême de l'IRB et un des principaux chefs de l'IRA, devint le président du gouvernement provisoire, Arthur Griffith ministre des affaires étrangères.

Parmi les républicains irlandais, le traité ne fut pas accepté avec enthousiasme par tous ; au contraire, la dissension se cristallisa principalement sur les limites de la souveraineté du nouvel État, soit le serment d'allégeance et le statut de dominion, avec la présence à Dublin d'un gouverneur général représentant le roi d' Angleterre, et le maintien de bases navales et militaires britanniques ; et contrairement à ce que l'on pourrait croire, la question de la partition de l'île passa au second plan ! Au sein du Sinn Fein et de l'IRA, la scission était nette entre les partisans de Griffith et Collins d'une part, et ceux de Valera, Cathal Brugha, la comtesse Markiewicz qui rejetaient la partition de l'Irlande. Les premiers reçurent évidemment l'appui des milieux d'affaire et des différentes Églises d'Irlande.

Aux élections de juin 1922, les deux parties du Sinn Fein ayant conclu un pacte électoral, la population, influencée par les puissants groupes de pression, manifesta son appui au traité. La lutte ouverte commença. Pendant quelques mois le nouvel État du Sud resta paralysé par cette situation qui voyait s'opposer les partisans du traité à ceux qui entendaient bien continuer à combattre pour conserver le Nord. Ce fut précisément Arthur Griffith, un des fondateurs du Sinn Fein et signataire du traité, qui demanda à Michael Collins, autre signataire, d'organiser le nouvel État et son armée, et de faire taire les éventuels opposants.

L'IRA qui avait combattu les Anglais se scinda en deux ; ceux qui adhéraient au Traité avec l'Angleterre se rapprochèrent du gouvernement présidé par Griffith tandis que ceux qui s'y opposaient, restèrent en dehors.

En janvier 1922, une armée nationale irlandaise, la National Army, avait été formée, avec les membres de l'IRA d'accord avec le traité, (soit la moitié de L'IRA) et, devant l'imminence d'une guerre civile, de nouvelles recrues venant des anciens régiments irlandais de l'armée britannique : 50 % des soldats et 20 % des officiers de cette nouvelle armée étaient des ex-soldats de l'armée britannique. C'est elle qui allait combattre les membres de l'IRA et du Sinn Fein opposées au traité de Londres.

Les casernes abandonnées par les Britanniques furent occupées par l'Armée nationale et l'IRA anti traité. Le conflit s'envenima dès avril 1922. Le 14 avril 1922, 200 soldats de l'IRA anti-traité qui tenaient une garnison entière de Dublin occupaient le quartier du tribunal, les Four Courts qu'ils proclamaient le quartier général de l'exécutif républicain. Le 22 juin le maréchal Wilson, député unioniste de Belfast, était assassiné par des nationalistes irlandais à Londres. Le gouvernement anglais pressa alors le gouvernement irlandais d'intervenir. Quand les rebelles firent incursion dans un garage pour se procurer des moyens de transport, certains d'entre eux furent arrêtés. Les rebelles, désignés comme les Irréguliers, enlevèrent alors un général de la National Army, tandis que d'autres irréguliers s'emparaient de postes clé à Dublin. Furieux, Collins, nommé par le gouvernement provisoire pour diriger la nouvelle armée, prétendit que la situation devait être immédiatement normalisée : les rebelles qui occupaient la zone des Four Courts reçurent le 27 juin à minuit un ultimatum dans lequel on leur demandait de se rendre. La zone fut donc soumise à une puissante canonnade dès le 28 juin pendant trois jours de la part de la jeune armée nationale dirigée par Collins provoquant de grosses pertes parmi les assiégés. Une des troupes les plus efficaces de cette armée nationale était la Dublin Guard créée en juin 1921 avec l'IRA proche de Collins et d'autres recrues, et qui se distingua par sa brutalité, les exécutions sommaires de prisonniers. Les combats durèrent jusqu'à la mi-juillet. Beaucoup des insurgés préférèrent se faire tuer, comme Cathal Brugha (il avait participé à l'insurrection de mars 1916) plutôt qu'être faits prisonniers par leurs ex-compagnons, les autres furent considérés comme des otages.

En réalité, quatre d'entre eux furent fusillés peu après en représailles de l'assassinat d'un député du Dail, exécution discutée et approuvée dans une réunion de cabinet ; il s'agissait de quatre députés, Rory O'Connors, Liam Mellows, Joseph Mc Kelvey et Richard Barret, fusillés le matin à l'aube sans aucune forme de procès, et qui représentaient les quatre provinces de l'Irlande : Leinster, Connanght, Ulster et Munster.

C'était une véritable déclaration de guerre contre ceux qui se rebellaient contre l'État, ce qui montrait qu'il n'était pas nécessaire d'être Anglais pour opprimer les Irlandais. Délogée des villes, l'IRA passa à la guérilla rurale. Les procédés utilisés par les Anglais furent remis à l'ordre du jour : arrestations avec l'irruption dans les habitations au milieu de la nuit, exécutions sommaires, attentats, représailles, dénonciations. On s'entre-tua entre parents, voisins, amis, combattants autrefois unis contre les Black and Tans... Des détachements rapides de l'armée nationale irlandaise furent formés pour ne pas donner de trêve aux irréguliers, et ce fut justement lors d'une de ces incursions que Collins fut tué dans une embuscade tendue par l'IRA anti-traité en août 1922, tandis que Griffith mourait dix jours avant d'un accident vasculaire cérébral. Il y eut en tout un nombre exceptionnel d'opérations militaires contre les ex-compagnons d'armes. Cet affrontement fratricide montre que la majorité de la bourgeoisie irlandaise, par peur des masses et du prolétariat – que l'on se souvienne du lock out et de la répression d'août 1913 à Dublin contre les syndiqués – était devenue incapable de la moindre action radicale et révolutionnaire, même du point de vue nationaliste. Elle préférait ce compromis qui lui permettait de gérer et de défendre ses propres affaires, que de mener une guerre radicale contre l'impérialisme britannique, qui inéluctablement aurait mis en mouvement le prolétariat et les masses paysannes pauvres et changer le cours la révolution, en passant d'une révolution bourgeoise à une révolution communiste.

Le 6 décembre 1922, l'État libre d'Irlande était créé officiellement, mais avec son appartenance au Commonwealth et son serment d'allégeance. L'IRA fut condamnée publiquement par l'Église catholique ce qui la priva d'une grande partie de son soutien dans les campagnes. Le 27 avril 1923 l'IRA anti traité décidait d'un cessez-le-feu. Le bilan de cette guerre civile était un véritable désastre : près d'un millier de morts et plus de 3000 blessés sans parler des destructions de maisons, de ponts, de chemin de fer.

Après un an de prison, Eamon de Valera était libéré en 1924. Il n'était plus partisan de la lutte armée, et se séparait du Sinn Fein qui avait perdu tout soutien populaire, et de l'IRA dès 1926. Il fondait alors le Parti républicain, Fianna Fail (ou guerriers de la destinée, en référence aux Irish Volunteers) qui réclamait une politique plus ferme vis-à-vis de l' Angleterre, et une économie plus protectionniste. Le Fianna Fail obtenait la majorité au Dail avec l'appoint des 7 voix travaillistes aux élections en 1932. L'IRA le soutint dans sa campagne électorale. De Valera devenait premier ministre. Le parti républicain au pouvoir abolissait le serment d'allégeance et organisa une guerre économique contre la Grande Bretagne. Dès 1939, en réaction à une nouvelle campagne de l'IRA, il faisait voter un ensemble de lois antiterroristes, les Offences against the State Acts (elles seront maintenues et modifiées en 1972, 1985,1998) : interdiction de rassemblements, de journaux et mise en place de tribunaux spéciaux et d'internement sans procès. Devenu encore plus conservateur, il affirma la place centrale de l’Église catholique romaine. L'Irlande resta neutre durant la Seconde guerre mondiale, interdisant même officiellement au Royaume-Uni l'usage militaire de ses ports et aéroports.

En 1949, l'Irlande rompait avec le Commonwealth. Revenu au pouvoir en 1957, le Fianna Fail mit en place l'internement sans procès pour lutter contre l'IRA après une campagne militaire de cette dernière contre l'Irlande du Nord (guérilla dans les campagnes et appel des citadins catholique du Nord à se soulever en 1956). L'IRA ordonna un cessez-le-feu et désarma en 1962. Eamon de Valera devint président de l'Irlande de 1959 à 1973, et le parti républicain gouverna l'Irlande alternativement avec le Fine Gael, plus à droite, jusqu'en 1973. En 2011, le parti républicain subissait la plus grave défaite de son histoire aux élections législatives n'obtenant que 20 députés.

14. L’Internationale communiste et la question nationale irlandaise.

Rappelons quelles furent les positions de l' IC sur la question irlandaise en 1920 et en 1922.

La convocation au 2ème congrès de l' IC avril 1920 fait mention pour l'Irlande du Parti socialiste-révolutionnaire d'Irlande.

Le manifeste adopté par le deuxième congrès de l’Internationale avait souligné l’importance pour les communistes dans les pays impérialistes de lutter contre leur propre impérialisme : « Le socialiste qui, directement ou indirectement, défend la situation privilégiée de certaines nations au détriment des autres, qui s’accommode de l’esclavage colonial, qui admet des droits différents entre les hommes de race et de couleur différentes ; qui aide la bourgeoisie de la métropole à maintenir sa domination sur les colonies au lieu de favoriser l’insurrection armée de ces colonies, le socialiste anglais qui ne soutient pas de tout son pouvoir l’insurrection de l’Irlande, de l’Égypte et de l’Inde contre la ploutocratie londonienne, – ce « socialiste », loin de pouvoir prétendre au mandat et à la confiance du prolétariat, mérite sinon des balles, au moins la marque de l’opprobre. »

Et lors du IV° Congrès 1922 de l'Internationale Communiste, la résolution sur l'Irlande fut la suivante :

« Le 4° Congrès de l'Internationale Communiste proteste énergiquement contre l'exécution de cinq révolutionnaires nationalistes, qui eut lieu les 17 et 25 novembre, sur l'ordre de l'État Libre d'Irlande. Il attire l'attention de tous les travailleurs du monde sur cet acte sauvage qui couronne la terreur féroce sévissant en Irlande. Plus de 6.000 personnes qui combattaient courageusement contre l'impérialisme britannique ont déjà été incarcérées ; nombre de femmes ont été obligées de faire la grève de la faim en prison, et déjà 1.800 procès ont été intentés au cours des cinq mois de lutte contre cette terreur dont les atrocités dépassent celles des « Black and Tans », des fascistes italiens ou des « Trust Thugs » d'Amérique. L'État Libre qui, sans hésiter, a employé l'artillerie et les munitions fournies par les Anglais, les fusils et les bombes, et même des aéroplanes avec des mitrailleuses contre la foule, aussi bien que contre les révolutionnaires, a couronné tous ces forfaits par l'exécution brutale de cinq hommes, simplement parce qu'ils avaient des armes en leur possession. Cette exécution est au fond un acte de désespoir, la preuve directe de la faillite de l'État Libre qui fait une dernière tentative pour briser la résistance des masses irlandaises combattant contre l'esclavage que veut leur imposer l'Empire Britannique. Les républicains ne peuvent être battus que par un gouvernement terroriste impérialiste qui n'hésite pas à employer les moyens les plus brutaux contre le mouvement ouvrier irlandais, dès que ce dernier cherche à arriver au pouvoir ou à améliorer ses conditions d'existence. Il en est indubitablement ainsi en Irlande ; en soutenant ces exécutions, la majorité du Labour Party, dirigée par Johnson, a commis la trahison la plus criminelle qu'elle pouvait perpétrer contre la classe ouvrière, et cela au moment où l'organe capitaliste le plus réactionnaire d'Irlande qui, en 1916, réclamait impérieusement le sang de Connolly, s'élève contre cet acte barbare du gouvernement. L'Internationale Communiste met en garde la classe ouvrière d'Irlande contre ces trahisons de l'idéal de Connolly et de Larkin, et indique aux travailleurs et paysans irlandais que la seule issue au terrorisme de l'État Libre et à l'oppression impérialiste est dans la lutte organisée et coordonnée, aussi bien dans le domaine politique et industriel que dans le domaine militaire. La lutte à main armée, si elle n'est pas renforcée et soutenue par l'action politique et économique aboutira inévitablement à la défaite. Pour être victorieuses, les masses doivent être mobilisées contre l'État Libre, ce qui n'est possible que sur la base du programme social du Parti Communiste d'Irlande.

L'Internationale Communiste envoie ses salutations fraternelles aux révolutionnaires irlandais luttant pour la libération de leur pays et est persuadée qu'ils s'engageront bientôt dans la seule voie menant à la véritable liberté, la voie du communisme. L'Internationale Communiste soutiendra tous les efforts ayant pour but d'organiser la lutte contre cette erreur et d'aider les ouvriers irlandais et les paysans à obtenir la victoire. »

15. Nationalisme trahi en 1921-23 ou domination de classe ?

En quoi les actes accomplis par le tout jeune État libre d'Irlande étaient-ils différents de ce qui était survenu dans les autres révolutions bourgeoise ? De bien peu ! Comme toujours, une fois accomplie la révolution bourgeoise, l'unique potentialité révolutionnaire qui reste est celle de la lutte du prolétariat contre tout le régime bourgeois.

A partir de 1923, l'Irlande se remplit de camps de concentration, sous diverses enseignes, dans le Nord comme dans le Sud. Malgré la différence, il s'est alors vérifié une convergence entre Dublin, Belfast, et Londres pour assurer que toute opposition aux structures étatiques existantes fût combattue et vaincue. La classe dominante en Irlande a enfin eu sa forme d'autodétermination et entendait la maintenir telle qu'elle était.

Si nous voulons ajouter quelque chose sur l'Eire, rappelons qu'elle est désormais dotée de tribunaux spéciaux, de camps de concentration, de lois sur les crimes contre l'État, de censure, etc. Tout va bien pour la « libre nation » souhaitée par Arthur Griffith !

Comment juger de la Guerre civile irlandaise de 1921-23 ? Comment pouvoir soutenir qu'il existe encore une révolution bourgeoise incomplète à mener à terme ? Comment l'unification nationale de l'Irlande pourrait-elle être une phase inévitable à accomplir avant de se tourner vers d'autres entreprises ? L'un des arguments qui fut avancé par l'IRA provisoire était que les aspirations nationalistes auraient été « trahies » ; pour le démontrer il en appelait à la Constitution de 1798 et la Déclaration du Dail de 1919 comme des exemples parfaits de principes démocratiques déçus.

La bourgeoisie irlandaise a « trahi » ses propres idéaux nationalistes, parce que, comme la guerre civile de 1921-1923 l'a démontré, elle avait épuisé toutes ses potentialités révolutionnaires. Par peur des masses et d'une radicalisation révolutionnaire qui aurait conduit à une radicalisation de la lutte de classe, que l'on pense à la révolution bourgeoise de 1789-1794 en France, elle a préféré le compromis proposé par Londres.

Depuis 1923 le prolétariat irlandais n'a plus de chemin commun avec la bourgeoisie, il doit au contraire se préparer moralement et matériellement à l'affrontement avec sa propre bourgeoisie comme le reste du prolétariat européen. Face à la terrible crise du capitalisme mondial en cours de préparation, le prolétariat irlandais ne doit pas se laisser détourner des ses buts de classe. Il ne pourra affronter cette crise qu'en s'organisant strictement sur un terrain de classe, tant sur le plan des luttes économiques que politiques en se reliant très étroitement au prolétariat mondiale en vue du passage au socialisme qui dépasse les limites nationales.

La bourgeoisie, dans tous les pays, a toujours agité des slogans bruyants sur la liberté, la démocratie et l'unité nationale, pour enflammer le peuple, et en particulier le prolétariat, afin qu'il rejoignît sa bataille. Dans la lutte contre l'absolutisme féodal et la domination impérialiste, lorsque la bourgeoisie était capable d'une action révolutionnaire – en Russie et dans les colonies, le bourgeois radical était représenté par les paysans pauvres et les paysans sans terre – cela a été juste qu'à la constitution d'un front entre la classe ouvrière et la bourgeoisie pour défaire l'ennemi commun ; mais ceci a duré jusqu'au moment où les intérêts antagonistes entre bourgeoisie locale et prolétariat ont conduit au déchaînement de la lutte de classe à l'intérieur de la « nation », la coupant en deux camps. Toutes les révolutions bourgeoises ont pris le même chemin, depuis la Révolution française – dans laquelle Napoléon n'hésita pas à couper les routes de Paris couvertes de prolétaires par des charges de mitrailles – à la proclamation de la République irlandaise et à la guerre civile qui succéda. La bourgeoisie ne « trahit » pas la démocratie en tant que telle, mais défend sa domination de classe et ses privilèges représentée par son État, qui défend l'économie nationale, c'est-à-dire capitaliste, sur laquelle sont fondées les classes qui s'affrontent dans une éternelle contradiction l'une avec l'autre, jusqu'à ce que le prolétariat y mette fin par le passage au communisme. Aucun choix individuel ne peut amener des changements à cet état de choses, produit de siècles d'histoire humaine et enfin de la lutte et souffrance de nombreuses générations de prolétaires. Les bourgeois, tout en ayant la bouche pleine de paroles de liberté et de concorde nationale, sont tout autant prisonniers des événements historiques, comme les barons qui combattaient pour la défense des régimes despotiques.

Dès qu'une bourgeoisie donnée prend le pouvoir, elle ne peut qu'organiser l'État, protéger la propriété, promulguer des lois, créer des corps de police et une armée, et, contre le prolétariat, fonctionner comme la structure étatique tout juste renversée. Elle commence bien vite à jeter en prison les opposants, à prendre des otages, à créer des tribunaux spéciaux, des camps de concentration, etc.

Personne ne peut nier que l'État irlandais qui s'appelle Eire n'appartienne à ce type. Au contraire, dans certaines innovations légales, l'Eire a été un pionnier, comme avec la Loi sur les crimes contre l'État en 1939, les Tribunaux Spéciaux, etc... ; innovations bien vite imitées par les autorités de l'Ulster. Tant et si bien que dans ce sens, grâce à l'accord anglo-irlandais, la bourgeoisie dispose de fait d'une sorte d'Irlande Unie, dans laquelle la population est sous le même talon de fer : grâce aux merveilles de la domination démocratique bourgeoise, toute l'île est sous le strict contrôle de la police, qu'elle s'appelle Police ou Garde.

Naturellement à l'intérieur de la classe bourgeoise, durant sa révolution et après, il y a toujours des différences et des contrastes sur jusqu'où doit aller la révolution, conduisant à des luttes parfois aiguës entre les nationalistes. C'est ce violent conflit qui donne du poids à l'illusion d'une « trahison » de la part de la bourgeoisie. Il y a certes des individus, reniés et exclus par la classe bourgeoise, emprisonnés et parfois tués, pour lesquels ces événements assument une triste tangibilité, mais dans son ensemble, la nouvelle classe dominante ne tarde pas à trouver un solide sens de communion d'intentions. La discipline trouvée dans les rangs internes de la bourgeoisie, et sa déclaration de guerre contre la classe ouvrière, sont les symptômes de la contre-révolution.

16. Luttes sociales sous bannière religieuse en Irlande du Nord.

Les six comtés du Nord avaient leurs propres institutions depuis 1921. En Ulster, les troubles avec un fond religieux continuèrent dans les années 30 avec une particulière acuité, et cela durant des décennies. Les désordres du début des années 60 marquèrent l'apparition de nouvelles tendances politiques de droite comme de gauche. D'un côté le DUP, parti unioniste démocratique, avec le révérend Ian Paisley fondateur dans les années 50 du mouvement extrémiste anti-catholique, enraciné parmi l'aristocratie ouvrière protestante et organisé autour de la Libre Église Presbytérienne en Irlande du Nord ; de l'autre une campagne pour la formation pacifique d'une Irlande unie.

Ces troubles ne diminuèrent pas après 1964 quand, en octobre, arriva le gouvernement travailliste anglais, dont les réformateurs nord-irlandais et certains députés travaillistes attendaient des initiatives en faveur des catholiques. Mais des projets réformistes des travaillistes ne sortit pas grand chose ; et cet immobilisme poussa certains à adhérer à l'Association de l'Irlande du Nord pour les droits civils (NICRA) fondé en février 1967. Cette association « respectable » et bien bourgeoise, même appuyée par la « gauche », avec ses protestations extrêmement constitutionnelles n'obtint jamais aucun bénéfice du parlement de Stormont, et ne fut soutenue en aucune façon par Westminster. Son initiative s'opposait aux unionistes locaux, et conduisit à des heurts en octobre 1968 à Derry. Un nouveau groupe de « gauche » naquit, Peoples Democracy, fondé par de jeunes intellectuels.

Malgré l'arrivée de O'Neil comme premier ministre de l'Ulster et sa politique de « libéralisme réformateur », la situation demeura tendue et des affrontements se produisirent entre d'un côté le DUP et les milices du révérend Paisley, et de l'autre l'Association pour les droits civils, et Peoples Democracy.

Le 17 avril 1969, Bernadette Devlin, candidate de Peoples Democracy, était élue à Westminster comme indépendante. Les parades annuelles de juillet et d'août des protestants devinrent les détonateurs de violence : DUP, les milices de l'Ulster Volunteer Force (fondée en 1966) et les B Specials des orangistes envahirent les zones catholiques de Belfast ; 7 personnes furent tuées, 400 furent blessées et 500 maisons furent détruites ou endommagées. Les conditions pour une intervention militaire anglaise ne pouvaient être plus propices. L'armée britannique intervint après le 14 août en envoyant environ 6 000 hommes, et pour deux motifs fondamentaux : 1) parce que le château de Stormont avait perdu le contrôle de l'État ; 2) parce que ceci permit au gouvernement travailliste de soutenir une position réformiste, et donc de sauvegarder la structure de l'Ulster.

Le gouvernement travailliste montra encore une fois, face à un choix, que les « droits des citoyens » ne tenaient pas du tout le premier plan dans l'échelle des priorités. La minorité catholique perdit toute illusion face à cet appui travailliste aux unionistes. Et la situation s'embrasa.

L'IRA, n'avait évidemment pas assuré la défense des ghettos catholiques de l'Ulster en août 1969, et sur les murs s'inscrivaient les paroles moqueuses « Je me suis sauvé ». En effet l'IRA après la dure répression, encadrée par des lois répressives féroces, débutée en 1957 par le gouvernement républicain irlandais, avait ordonné un cessez-le-feu et enterré ses armes en 1962. En 1969, l'IRA se réactivait, mais très vite se scindait en l'Official IRA qui se réclamait du socialisme et soutenait une ligne de transformation par la voie constitutionnelle, et en Provisional IRA (soit IRA provisoire en référence au gouvernement provisoire de l'insurrection de Pâques 1916), qui soutenait l'unification nationale au travers de la lutte armée. Cette dernière était formée de militants du Nord et du Sud et avait les objectifs suivants : 1- reconnaissance officiel de la part du gouvernement anglais du droit du peuple irlandais à décider seul de son avenir ; 2- Irlande unie avec une « république démocratique socialiste » ; 3- amnistie pour les prisonniers politique en Angleterre. En 1970, le congrès du Sinn Fein à Dublin entérinait une scission entre Official Sinn Fein et Provisionnal Sin Fein, et chaque partie rejoignait une des parties de l'IRA, ce qui montrait bien que l'IRA en se liant au Sinn Fein, qui l'avait durement combattu dans les années 20, s'éloignait à jamais de tout combat de classe, du parti révolutionnaire de Connolly et de l'insurrection de 1916.

L'unité fondamentale entre les objectifs du parti travailliste anglais et ceux du parti conservateur, leur préoccupation commune de sauvegarder les intérêts impérialistes de l'Angleterre et pour cela d'appuyer les couches sociales les plus conservatrices et réactionnaires, explique clairement l'appui donné par les conservateurs au gouvernement travailliste durant cette période. A partir de 1969 jusqu'à aujourd'hui, la situation de complet immobilisme politique, les positions rigides de Londres, protégeant de plus en plus ouvertement les groupes anglo-protestants des unionistes de l'Ulster, a placé l'affrontement de façon presque exclusive sur le plan militaire.

De fait, après 1969, la question irlandaise s'est transformée presque totalement en une guerre entrecoupés de trêves. Jusqu'en 1984, on comptait 2 400 morts, plus de 20 000 blessés. Répressions, assassinats, camps d'internement, tortures, dénonciations. Qu'on se rappelle par exemple du tristement célèbre « H block » : des quartiers entiers transformés en champs de bataille avec des petites barricades, et les rondes d'inspection des autoblindés de la DUP. Ceci est le désolant scénario qui règne sur Belfast depuis des décennies. En 1981, de violentes émeutes éclateront avec la mort de Bobby Sands, volontaire de l'IRA détenu dans la prison de Long Kesh et qui se laissa mourir de faim, suivi ensuite par neuf autres de ses compagnons. Ils croyaient peut-être attendrir le cœur de la Reine d'Angleterre et de la bourgeoisie anglaise menée alors par la servile Margaret Thatcher, tandis qu'elles les virent mourir avec soulagement, et auraient certainement souhaité que tous les autres militants en fissent autant.

17. L'irrédentisme armé.

La « paix » devenait de plus en plus nécessaire pour les deux camps.

En mai 1983, à l'initiative du gouvernement de droite de l'Eire et sous la présidence de Garret Fitzgerald, chef du mouvement Fine Gael, tous les partis politiques catholiques et protestants des deux Irlandes se réunissaient pour chercher ensemble une solution au conflit. Mais un parti important pour la discussion, le Sinn Fein, n'avait pas été admis car « le Forum est ouvert seulement à ceux qui refusent de façon décisive la violence ». Et les représentants anglais ? Les partis unionistes de l'Ulster, loyalistes et protestants, refusèrent pourtant d'y participer, soutenant que le gouvernement de Dublin ne devait pas s'immiscer dans les affaires anglaises.

Le Forum se déroulait donc sans les deux principaux protagonistes de la guerre, et après douze mois de discussion il parvenait à formuler quelques propositions pour des solutions « possibles ». L'objectif final était évidemment celui d'une Irlande unie et indépendante, composée de 32 comtés ; mais deux solutions « transitoires » furent proposées : un État fédéral, et une souveraineté anglo-irlandaise commune et paritaire sur les 6 comptés de l'Ulster. Sinn Fein, IRA militaire, Armée Nationale de Libération Irlandaise repoussaient ces solutions, tout comme le firent loyalistes et protestants. En outre ces propositions ne furent même pas soutenues par le gouvernement de fer de Mme Thatcher.

Tout ces bavardages inutiles ne faisaient qu'aggraver la situation et renforcer l'activité de l'IRA militaire qui trouvaient également ses soutiens parmi les Irlandais américains. En 1984, une bombe éventrait le Grand Hotel de Brighton, 45 kg de dynamite, destinés à la Thatcher qui en réchappait miraculeusement – (beaucoup d'Anglais furent alors tout aussi déçus).

En 1986, le Sinn Fein sous l'impulsion de Gerry Adams abandonnait l'abstentionnisme ; les opposants au processus de paix et soutenant la lutte armée, scissionnaient pour former le Republican Sinn Fein,

Vers la fin de janvier 1989 eut lieu à Dublin une conférence du Sinn Fein, l'aile politique de l'IRA, présidé par Gerry Adams (qui avait dirigé l'IRA provisoire en 1977-78 et était devenu vice-président du Sinn Fein en 1978 et porte parole officiel de l'IRA), pour commémorer le 70e anniversaire du Parlement irlandais, Dail, de 1919. L'importance de l'événement n'était pas tant dans la condamnation de l'impérialisme et des capitalistes étranger énoncée par l'assemblée (comme si les capitalistes locaux n'étaient pas aussi à combattre), que dans le tournant stratégique : Gerry Adams s'en prenait désormais au terrorisme de l'IRA et aux actions qui avaient causé un nombre exceptionnel de morts parmi les civils, ce qui finissait par affaiblir le moral de ceux qui appuyaient les républicains. Le vice-président du Sinn Fein faisait savoir que l'IRA avait dissout une formation à Fermanagh « parce le meurtre de civils est une erreur ». Due à l'hégémonie de l'aile politique des Provisionals sur celle militaire, ce tournant était une répétition, mais sous la forme de farce, de la scission de 1921 qui précéda la guerre civile en Irlande. La stratégie des Provisionnals a été représentée durant de nombreuses années avec un fusil d'une main et l'urne électorale de l'autre. Il était clair désormais que l'aspect politique devait être privilégié comme l'exprima clairement Adams. Le 19 janvier, peu avant cette conférence du Sinn Fein, la nécessité de lutter pour l'Unité irlandaise avait été défendu non seulement par le Sinn Fein, mais aussi par le Parti Communiste Irlandais28, fondé en 1933 et irrémédiablement opportuniste, dont un des dirigeant affirmait que la réalisation d'un programme démocratique « représente le sentiment radical de cette époque ». Gerry Adams condamnait le gouvernement du parti républicain au pouvoir, le Fianna Fail pour sa politique sociale et économique : « Leur opportunisme égoïste, leur politique économique et sociale réactionnaire, leur conservatisme moral et leur soutien actif et ouvert à l'impérialisme anglais sont en contraste criant avec la politique et le programme adoptés par le premier Dail (...) Un million un quart d'Irlandais ont émigrés des 26 comtés ces dernières 70 années. Un autre million vit dans des conditions de pauvreté. Le chômage continue d'augmenter et les faibles, les malades, les pauvres sont de plus en plus les victimes préférées du gouvernement ». La conclusion d'Adams était que la nation irlandaise devait avoir la souveraineté sur son économie, de façon à dépasser tous les problèmes que le gouvernement de l'Eire n'est pas en mesure de résoudre.

Les illusions nationalistes sont toujours là en particulier celle de croire que l'Irlande peut échapper à l'impérialisme ! Un aspect fondamental du capitalisme est qu'il est invariablement soumis aux crises de surproduction, auxquelles il n'existe pas de remède sinon au travers de dépressions, de guerres, de misère et d'immenses souffrances de la classe ouvrière. Si les grands et puissants pays ne peuvent pas échapper aux crises de plus en plus profondes du capitalisme, comment Adams peut sérieusement penser qu'une Irlande unifiée puisse faire mieux ? Dedans ou en dehors du marché commun, l'Irlande, unie ou divisée, continuera à être prisonnière de la crise incontrôlable du capitalisme mondial, et la crise qu'elle a connu dans les années 2010 n'est pas là pour nous contredire. L'unique façon d'éliminer les problèmes des pauvres et des opprimés des 26 comtés, et du reste du monde, est d'abolir l'économie capitaliste basée sur le salariat et le capital, c'est-à-dire de contraindre la vieille Europe à accoucher de la société communiste, au forceps s'il le faut.

Le départ de Me Thatcher en 1990 et son remplacement par John Major, tout aussi conservateur, fera avancer les discussions dans les deux camps, mais d'un tout petit pas puisque la guérilla continua jusqu'au cessez-le-feu de février 1996. L'IRA avait pris comme cible les activités civiles de soutien à l'armée, tout ce qui fournissait des services aux unités anglaises, depuis les entreprises de constructions à celles de déménagement. Mais les bombes frappaient surtout les civils, car les militaires étaient plus difficiles à attraper. En 1988, l'assassinat de trois membres de l'IRA à Gibraltar par un commando militaire britannique, abattus dans les minutes suivant leur arrestation, fit grand bruit au niveau international, mais n'entama pas pour autant l'arrogance du bras répressif anglais. D'un autre côté, les intérêts nationalistes côtoyaient très souvent le terrain mafieux et donc la mafia avec les holds up, les extorsions de fonds aux commerçant irlandais récalcitrants, et autres délits justifiés par la lutte nationaliste et ses besoins en argent. Le terrorisme sur la population qu'on est censé protéger peut devenir un alibi masquant des intérêts privés. La liste de groupes nationalistes ou régionalistes utilisant des méthodes terroristes liés à des pratiques mafieuses ou directement à la mafia comme celle du trafic de drogues et le blanchiment d'argent, ne fait que s'allonger du Liban à la Syrie, en passant par le Kurdistan, l'Aghanistan, l'Amérique latine, l'Afrique noire, l'ETA espagnol, etc. Et on sait que la mafia irlando-américaine finançait l'IRA et blanchissait l'argent des braquages.

En 1998, Gerry Adams29 représentant le Sinn Feim et l'IRA provisoire, négociait l'Accord du Vendredi Saint à Belfast avec les représentants anglais, irlandais et les unioniste d'Ulster, mettant fin aux violences en Ulster au nom du Sinn Fein, les groupes paramilitaires des deux bords acceptant le désarmement. Cet accord donnait la double nationalité aux personnes nées en Irlande du Nord, soit Irlandais et britannique, et l'abolition de la revendication territoriale de l'Irlande sur l'Irlande du Nord. Cet accord fut approuvé par référendum à 94 % de oui en Irlande et seulement 74 % en Irlande du Nord. Des attentats sporadiques continuèrent cependant dont celui du 15 août 1998 : l'attentat à la voiture piégée d'Omagh en Irlande du Nord par l' « IRA véritable », dissidente de l'IRA provisoire, opposée à l'accord du Vendredi Saint et qui fit 29 morts et 220 blessés. C'est en 2005 que l'IRA provisoire annonçait qu'elle mettait définitivement fin à la lutte armée et déposait son arsenal.

18. L'IRLANDE CONTEMPORAINE.

La République d'Irlande d'aujourd'hui a une superficie de 70 273 km2 et une population de 4 722 028 habitants d'après le recensement de 2012, ce qui correspond à une densité moyenne de 67 habitants par km2, à comparer au 236 habitant par km2 du Royaume-Uni. Sa population majoritairement catholique – 90 % – est jeune : 50 % de la population à moins de 34 ans contre moins de 46 ans pour le Royaume-Uni. L'Ulster en comparaison a une superficie de 14 148 km2 – soit 16,8 % de l’Île – et environ 1 810 000 habitants (2011), ce qui donne une densité de 128 habitants au km2. 40,8 % de la population de l'Ulster est catholique, 41,6 % sont soit anglicane ou presbytérienne et 16,9 % sans religion d'après les statistiques de 2010. Avec la différence de natalité en faveur des catholique, l'on peut prévoir que d'ici une dizaine d'années ils deviendront majoritaires ou presque.

La République d'Irlande contemporaine n'a plus rien à voir avec l'Irlande des année 30 ou même de l'après guerre, majoritairement agricole et dont la population jeune était obligée d'émigrer pour trouver du travail. A partir du milieu des années 70, l'Irlande connaît un formidable développement industriel. Entre 1979 – le maximum précédent – et 2007, la production industrielle croît au rythme moyen annuel de 7,8 %. Un rythme à faire rêver les vieux pays capitalistes comme le Royaume-Uni, la France ou l'Allemagne. Voir le graphique ci-dessous :


Incrément annuel de la production industrielle de l'Irlande de 1977 - 2012

Ce développement impétueux du capital a modifié profondément la configuration économique de la République et son poids dans l’île vis à vis de l'Ulster.

En regardant les tableaux ci-dessous, l'on peut voir que la production industrielle représente 33,8 % du PIB, contre 21,6 % pour l'Ulster et 22,9 % pour le Royaume-Uni, et que l'agriculture ne pèse plus que pour 1,4 % ! A comparer avec l'Allemagne et la Corée pour lesquels l'industrie représente respectivement 30,5 % et 37,1 % du PIB. Le poids de l'industrie dans le PIB correspond à celui d'un pays capitaliste jeune, l'Allemagne mise à part, bien que la composition organique du capital y ait subi un fort rajeunissement avec les destructions massives de la dernière guerre.

Poids respectif de l'industrie et de l'agriculture en pourcentage du PIB

La distribution de la force de travail entre l'industrie et l'agriculture a là aussi radicalement changé : 27,7 % pour l'industrie, contre 5,4 % dans l'agriculture. Si l'on regarde maintenant les exportations de marchandise par habitant, l'Irlande vient très nettement en tête avec 40 556 dollars, suivie par la Belgique avec 27 718 dollars ! L’Allemagne, le grand centre industriel de l'Europe, ne vient qu'en troisième position avec seulement 16 062 dollars par tête.

Force de travail dans l'industrie et l'agriculture en pourcentage de la force de travai totale Exportation par habitant en dollar.

En dehors de l'Allemagne, l'Irlande et la Belgique sont les deux seuls pays européens à avoir une balance commerciale positive depuis de longues années.

Solde commercial en milliards de dollars US

La République d'Irlande contemporaine est un pays capitaliste moderne avec un important prolétariat industriel et où les travailleurs salariés forment la très grande majorité de la société. L'Irlande, comme les autres États européens est mûre pour passer au communisme.

Aujourd'hui la République d'Irlande est plus développée économiquement que le Nord de l'Irlande. Le centre de gravité économique est passé de l'Ulster vers l'Irlande du Sud, tout comme en Angleterre où le Sud a supplanté les vieilles régions industrielle du Nord, ou en Belgique où la Flandre a supplanté la Wallonie. Les régions et les pays à forte composition organique du capital, dont l'accumulation est de ce fait extrêmement faible, sont supplantés par les terre « vierges » à faible composition organique et où l'accumulation du capital se fait à des rythmes vertigineux, comme en Chine, en Corée, en Irlande du Sud... La République d'Irlande, tout comme la Chine ne peut pas échapper aux crises de surproduction du capitalisme mondial, mais elle connaît des taux de croissance hors de portée des vieux pays capitalistes européens.

Cependant plus l'accumulation du capital est impétueuse et plus les crises de surproduction sont profondes. Après avoir connu, de 2008 à 2013, une terrible crise financière, dont elle sort à peine, l'Irlande, tout comme la Chine, dont on assiste aujourd'hui à l'accumulation de tous les symptômes prémonitoires d'une vaste crise de surproduction, sera emportée par une terrible crise de surproduction industrielle.

Il ne fait pas de doute que le poids économique de la République d'Irlande, qui est devenue le centre de gravité économique a dû peser dans les négociations entre le Royaume-Uni et l'IRA. Une bonne partie de la bourgeoisie protestante de l'Ulster, tout en ayant peur d'être absorbée par la république, n'ont d'yeux que pour le « Tigre Celtique », comme le nomme les économistes bourgeois.

Par ailleurs, la bourgeoisie anglaise, comme en son temps la bourgeoisie française avec l'Algérie, a dû faire ses comptes. Dans les années 90, la Grande Bretagne, obligée de soutenir à bout de bras l'Irlande du Nord versait et verse peut-être encore aujourd'hui, 2000 £ par habitant et par an. En 1996 le soutien de l'Irlande et son intervention militaire lui a coûté 58,5 milliard de francs, soit en euro non actualisé environ 8,9 milliards. Si l'on tient compte de l'inflation, la somme est bien plus considérable. Il ne fait pas de doute que l'impérialisme britannique n'a plus les moyens financiers d'une telle entreprise.

Martin Mansergh, l'un des représentants de la bourgeoisie protestante d'Irlande du Nord qui a participé aux négociations avec l'IRA, concluait ainsi :

« Si l'économie irlandaise continue ainsi à croître, l'Irlande du Nord aura à choisir entre l'Union30 et son médiocre résultat économique ou la réunification avec l'une des plus brillantes économies en Europe. »

Un autre aspect à examiner concerne le lien économique entre l'Irlande et la Grande Bretagne. Ce lien loin de se renforcer diminue au contraire constamment. Un simple coup d'oeil dans le tableau ci-dessous nous indique que l'importance du marché britannique pour les exportations irlandaises diminue constamment : de 75 % en 1960, la part du marché britannique dans les exportations tombe à 16 %, tandis que la part de l'Europe et du reste du Monde, dont les USA, augmente considérablement. Pour l'Europe on passe de 7 % à 43 % et pour le reste du Monde de 18 % à 41 %, dont 22 % vers les États-Unis.

Répartition des exportation par destination en pourcentage.

Si l'on regarde les investissement en provenance de l'étranger, les premiers investisseurs avec 51 % de part sont les États-Unis, vient ensuite loin derrière l'Allemagne, suivi par la Grande Bretagne, puis en 4ème position la France.

Il semble donc que la proposition de Marx, au temps où l'Angleterre était la première puissance industrielle du monde, de constituer une fédération entre une république libre d'Irlande et le Royaume-Uni, ne soit plus pertinente. L'Irlande fait aujourd'hui partie d'un ensemble plus vaste, l'Union Européenne, dont elle partage la monnaie. Si elle a encore des liens importants avec la Grande Bretagne, elle a des liens encore plus forts avec les États-Unis et l'Europe qui est devenue son premier marché.

19. Conclusions.

Le nationalisme irlandais n'a plus aucun rôle révolutionnaire ou progressiste depuis le milieu des années vingts. La réunification de l'île n'est plus un préalable à la reprise de la lutte des classe de la part du prolétariat anglais et le prolétariat irlandais n'a plus rien à en attendre, ni en bien, ni en mal. La question nationale s'est résolue avec des compromis, comme pour bien d'autres nations dans le monde, dans le milieu des années vingt. Depuis lors, la bourgeoisie irlandaise, qui n'avait déjà pas un grand potentiel révolutionnaire, est devenue totalement réactionnaire comme toutes les autres bourgeoisies européennes et du monde entier aujourd'hui.

Cela ne veut pas dire que l'unité de l'Irlande est impossible. On l'a vu précédemment, la République d'Irlande est devenue le centre de gravité économique de l'île. Elle exerce une force d'attraction y compris sur la bourgeoisie protestante et anglicane d'Ulster. On peut penser que la crise bancaire, qui a frappé durement l'Irlande et à cause de laquelle l'État s'est lourdement endetté afin de sauver les banques, a porté un coup d'arrêt au développement industriel de la République. Pas si sûr, la chute de la production industrielle cumulée en 2008-2009, n'a été que de 6,5 % et elle est déjà presque résorbée : la moyenne des 10 premiers mois de 2013 sur 2007 donne -1,6 %. A comparer aux -15,8 % de 2009 et au -17,1 % de 2013 du Royaume-Uni par rapport à son maximum atteint en 2000.

A la différence des autres États européens, il y a de fortes probabilités pour que la petite république irlandaise connaisse entre 2014-201731 une croissance industrielle soutenue. On ne peut donc pas exclure l'hypothèse d'une réunification. D'autant plus que d'ici quelques années les catholiques constitueront très probablement la majorité de la population. Mais il se peut que la révolution éclate en Europe avant que n'ait eu lieu une quelconque réunification de l'Irlande.

Dans tous les cas la question nationale est close et le prolétariat irlandais doit se concentrer sur une seule tâche : le renversement de sa propre bourgeoisie en relation avec le prolétariat européen qui doit réaliser l'accouchement de la vieille Europe.

C'est la terrible crise économique qui s'annonce qui poussera le prolétariat sur les rails de la révolution, y compris le prolétariat irlandais. L'aristocratie ouvrière de l'Ulster, pourrie jusqu'à la moelle par des privilèges éhontés et une collaboration de classe ignoble et cynique, sera peut-être ramenée à de meilleurs sentiments en étant reprolétarisée par la crise. Sa diminution relative due à la démographie en fera de toute façon un obstacle moins important.

Le prolétariat catholique ne doit pas se laisser détourner de ses buts de classe par les sirènes des nationalistes, dont la propagande est éculée et sans contenu, et qui non seulement seront incapables d'apporter une solution quelconque à la crise, mais qui de plus sont violemment antiprolétariens comme ils l'ont amplement démontré en 1913 et dans les années vingt.

Le prolétariat d'Irlande doit s'organiser sur le terrain économique en de vrais syndicats de classe, sur une base non confessionnelle, pour défendre ses conditions matérielles de vie, sans aucune concession à la bourgeoisie irlandaise, quelle soit protestante ou catholique, et rejoindre les rangs de son parti de classe, le parti communiste international, en vue du renversement de sa propre bourgeoisie par la force des armes, en relation étroite avec le prolétariat européen, dont celui anglais.




1L'IRA provisoire se proclamait socialiste et se revendiquait d'une filiation avec le mouvement ouvrier irlandais du début du 20ème siècle et notamment avec l'insurrection de 1916. Cependant l'IRA était avant tout un courant nationaliste et n'avait rien de marxiste. Le seul parti marxiste qui ait vraiment existé était celui de James Connolly qui avait organisé l'insurrection de 1916 à Dublin.

2Les archéologues contemporains ont une vaste documentation archéologique dont ne disposaient pas les archéologues et les historiens du 19° et du début du 20° siècle. Cependant ils montrent un net recul dans la capacité à faire une synthèse et à avoir une vision globale ; chez eux l'arbre cache la forêt. Aussi pour le moment nous nous en tiendrons aux vieilles définitions, même si elles sont imprécises, mais elles ont le mérite de donner une vision d'ensemble. A charge aux générations futures, dans la société communiste, de mieux comprendre l'origine, l'évolution et l'organisation sociale de nos ancêtres européens.

3Nous faisons référence aux travaux du français Georges Dumézil.

4Voire l'histoire de l'Irlande d'Engels.

5Adrien IV (1154 à 1159) a été le seul pape anglais.

6C'est à dire la future partition de l'île entre l'Uslter à dominante protestante et la République d'Irlande. Et au sein de l'Ulster la division entre protestants majoritaires, qui s'octroient les meilleurs postes de travail, et les catholiques à qui l'on réserve les tâches les plus ingrates et le chômage.

7Daniel O'Connell dit le Libérateur ou l'Emancipateur est un homme politique irlandais promoteur d'un nationalisme non violent en faveur des catholiques.

8Le tenancier loue une parcelle de terre à un grand propriétaire foncier. Il y a deux formes : l'une qui dérive du servage reverse au propriétaire la moitié de la récolte, l'autre paye un fermage – loyer – qui est fixe, c'est-à-dire indépendant de la récolte. Ce fermage est fixé au début du bail. Les propriétaires fonciers évidemment cherchent à obtenir le fermage le plus haut possible. Cette dernière forme est plus évoluée que la première et permet la formation d'une bourgeoisie paysanne et donc l'évolution vers un capitalisme agraire.

9Lire « La situation de la classe laborieuse en Angleterre » d'Engels. Aujourd'hui le capitalisme est tout aussi friand de main d’œuvre paupérisée et précarisée. En Allemagne cette main d’œuvre représente 20 % de la population active et au Japon 30 %. La bourgeoisie américaine se vante que bientôt les coûts de la main d’œuvre seront aussi bas aux État-Unis qu'en Chine. En France, la bourgeoisie française jalouse celle allemande et nos bourgeois crient tous en cœur que les charges sociales sont bien trop élevées et que la sécurité sociale est un luxe.

10Gaélique : ensemble des populations celtiques (Irlande, Ecosse, île de Man).

11Sir Robert Peel fut ministre de l'intérieur de la Grande Bretagne dans les années 1840 et réorganisa les forces de police à Londres (les policiers seront appelés bobbies de son prénom ) et en Irlande où les policiers seront appelés peeler de son nom.

12En français dans le texte.

13Il s'agit du premier parti de masse de la classe ouvrière anglaise ; parmi les demandes présentées au parlement, il y avait celle de l'abrogation pour l'Irlande de l'union avec l'Angleterre et qui fut repoussée avec l'appui des libéraux irlandais le 2 mai 1842.

14Voir Lénine Tome 20, p 417-481 des éditions de Moscou 1977.

15Cf Marx et Engels :« Les luttes de classes en France 1848-1850» éditions sociales 1974, p 66-67 ( De février à juin 1848) .

16En français dans le texte de Marx.

17 Fil du temps paru dans Programma Comunista n° 14,1953.

18Nous nous aiderons du livre de Jean Guiffan « La question d'Irlande ».

19Fenian : en souvenir des Fianna, héroïques guerriers de la légende gaélique.

20Créée en 1791.

21Les tenanciers sont les fermiers qui tenait les terres en tenure, payant un fermage aux propriétaires et cultivant principalement la pomme de terre.

22James Connolly se rapproche du marxisme en Ecosse auprès d'un communard français Léo Melliet et au contact de militants socalistes, dont le poète écossais d'origine irlandaise John Leslie, d'Eleanor Marx, d'Aveling, etc, et milite dans les syndicats écossais. Il rejoint l'Irlande dans les années 1890 et le Dublin socialist club auquel il veut faire connaître les œuvres marxistes et fonde en 1896 le Parti socialiste républicain irlandais qui se maintiendra jusqu'en 1904, en ne comptant jamais plus de 80 membres et qui appelle à la formation d'une République indépendante en Irlande, avant donc le Sinn Fein. Il publie le premier journal socialiste en Irlande, le Worker's Republic et le parti socialiste représente l'Irlande à la deuxième Internationale en 1900 à Paris. Son fils Roderic Connolly créera le Parti communiste irlandais en novembre 1921 !

23Lire les textes de Lénine sur le « home rule » : « Les libéraux anglais et l'Irlande », ainsi que « La crise constitutionnelle en Angleterre. » tome 19 des éditions de Moscou.

24Lénine œuvre complète, éditions sociales, tome 19, p 357 – 361.

25Roger David Casement irlandais protestant, diplomate pour l' Angleterre au Niger, prend fait et cause pour la cause irlandaise en 1911 et rejoint les Irish Volonnteers ; il part à Berlin où il obtiendra des Allemands la promesse d'une livraison d'armes.

26Il écrivit en 1901 dans son ouvrage The new Evangelic : « Le socialisme, en tant que parti, repose sur la connaissance des faits, des vérités économiques, et laisse l’édification des idéaux religieux ou de la foi aux gens de l’extérieur, ou à ses membres à titre individuel s’ils le souhaitent. Il n’est ni Libre-penseur, ni Chrétien, ni Turc, ni Juif, ni Bouddhiste, ni Idolâtre, ni Musulman, ni Parsi – il est juste HUMAIN”. Il développa l'idée que le socialisme n'était pas antichrétien mais rejoignait le christianisme primitif, combat des opprimés, des pauvres contre les exploiteurs. Connolly affirma que dès l'instant où le clergé professe une doctrine non conforme aux enseignements authentiques du Catholicisme, les laïcs ont non seulement le droit, mais le devoir absolu de refuser ces doctrines et de désobéir à de tels enseignements.

27Comme les SS en France. On le voit la très démocratique bourgeoisie anglaise n'était pas meilleure que la bourgeoisie fasciste allemande. Elle utilisait les mêmes méthodes pour défendre ses intérêts impérialistes.

28Un premier parti communiste irlandais fut fondé en 1921 par le fils de Connolly mais il n'eut que très peu d’influence.

29Gerry Adams , président du Sinn Fein depuis 1983, continuait sa trajectoire opportuniste en se faisant élire au Parlement britannique pour l'Irlande du Nord (Belfast Ouest) jusqu'en 2011, puis au parlement irlandais à partir de cette date.

30Il s'agit du Royaume-Uni.

31Les cycles industriels entre deux maxima sont de 7 à 10 ans. Le dernier maximum étant 2007, le prochain maximum sera très certainement en 2017.