Parti Communiste International

 

Au fil du temps
LA BATRACHOMYOMACHIE
 
 
 
 

(Ce texte est paru dans «Il Programma Comunista» n°10, 21 mai - 4 juin 1953, dans la rubrique mensuelle «Sul Filo del Tempo» sous le titre de «La Batracomiomachia»)


 
 
 
Pour retrouver le «La»
Nous optons pour les ignorants
Un protagoniste nouveau
HIER
  Une classe qui naît déjà vieille
  Atrophie dialectique
  Les rapports de production
  Hors sujet
  Fondements terminologiques
  Métaphysique de l’exploitation
AUJOURD’HUI
  État et révolution
  L’extinction de la bureaucratie
  L’Iliade et la Batrachomyomachie

 
 
 

Pour retrouver le «La»

Dans le filo précédent (1), afin de relier le déclin du rôle de l’individu dans l’histoire, aussi bien aux activités mentales qu’à celles économiques, nous avons cité le passage d’Engels (2), où il définit l’avènement de la quatrième et dernière phase du capitalisme: celle de la disparition des bourgeois qui, en confiant à l’État les organismes de production et d’échange, se révèlent être une «classe superflue» dont «le profit est maintenu» mais dont les fonctions sociales «sont remplies par des employés rémunérés».

Engels revient sur ce fait dans divers passages suggestifs qui se relient à ceux de Marx, non moins expressifs, sur l’impersonnalité du capital et le caractère purement figuratif du capitaliste.

Il est évident que nous avons cité ces passages afin d’établir que là où on est arrivé au contrôle et à la gestion étatique d’entreprises productives, et également là où toute l’industrie est étatisée, on ne peut pas parler pour autant de socialisme.

Ceci est néanmoins loin d’être complet. Il est en encore nécessaire d’extraire de ces citations deux éléments. Le premier est qu’à l’époque où la doctrine marxiste se forma, il existait déjà des cas d’étatisation capitaliste, si bien qu’il ne s’agissait pas pour Marx et Engels de faits historiques nouveaux. Le second est que non seulement ils prévirent la diffusion systématique de ces formes comme conséquence inévitable de la concentration du capital, mais qu’ils fondèrent cette prévision sur la définition marxiste du capital, opposée à la définition bourgeoise. Dès son apparition c’est une forme et une force sociale de la production et non une nouvelle forme historique de la propriété privée et personnelle.

C’est pourquoi, précisément, si nous n’en étions pas arrivés aux étatisations, et si l’État moderne avait pu rester étranger à l’économie, non seulement une prévision du marxisme serait tombée, mais la théorie antimarxiste de la production capitaliste aurait envoyé la nôtre au tapis.

En d’autres termes: le fait que dès son apparition le capital productif appartienne à des possesseurs privés, n’est pas un caractère essentiel et discriminant.

Ses caractéristiques essentielles que nous avons rappelées maintes fois et sur lesquelles nous reviendrons patiemment, sont tout autres.
 

Nous optons pour les ignorants

Ceci étant évident, nous sommes conduits à nous étonner de ces erreurs grossières, alors que ces textes sont connus dans le détail (puisque les mêmes citations en sont faites) par certains chefs intellectuels de groupuscules et mouvements. Leur tort n’est pas d’avoir des effectifs réduits, mais de prétendre qu’avec des effectifs réduits on puisse mettre au bassin de carénage des théories qui ont navigué pendant des siècles d’histoire, entraînant des millions d’adhérents.

Si une telle position était logique, toute la thèse marxiste qui stipule qu’un nouveau programme historique ne peut apparaître dans la tête d’un auteur unique, et encore moins dans un petit cénacle de «boutiquiers» de type existentialiste, serait évidemment caduque.

L’exemple dont nous nous occupons ici est celui de la revue «Socialisme ou barbarie» et de son compilateur Chaulieu, qui ne nous paraît pas être à proprement parler le plus bête et le plus âne parmi les amarxistes. Quel dommage!

Qui radoubera les radoubeurs? Il s’agit seulement ici de débarrasser le terrain de leurs rafistolages. Nous ne verserons pas de larmes sur certains de leurs admirateurs et collaborateurs qui en singent les prétentions; même s’il est pénible de songer qu’autrefois, à tort ou à raison, ils se soient réclamés de l’orthodoxie d’école. Le grand navire traverse mieux que jamais les tempêtes de l’océan, et s’il avait dépendu de ces gens qu’il se maintienne à flot, il aurait coulé à pic depuis longtemps.

Pour enlever tout caractère personnel et local au débat, nous ne désignerons plus ces gens que par le terme de radoubeurs et de rafistoleur (en dialecte romain pecetta est la pièce avec laquelle on bouche le trou, mettons d’un pneu dégonflé, le plus souvent avec ce succès que les Vénitiens commentent par le fameux «pezo el tacon dal buso» [«Le remède est pire que le mal»].

La tentative de prouver que des voies d’eau existent dans le navire apparaît clairement dans des phrases comme celle-là: «aussi bien l’évolution du capitalisme que le développement du mouvement ouvrier lui-même ont fait surgir de nouveaux problèmes, des facteurs imprévus et imprévisibles, des tâches insoupçonnées auparavant, sous le poids desquels le mouvement ouvrier a plié, pour en arriver à son actuelle disparition».

Et d’envoyer le navire au bassin pour une petite opération du genre «prendre conscience de ces tâches, répondre à ces problèmes». A Rome, on dirait: «hai detto un prospero!» [«Ce que tu dis ne vaut pas un clou!»].

Après un infaillible rappel du «Manifeste communiste» auquel on reconnaît vaguement le mérite d’avoir formulé quelques unes des premières intuitions révolutionnaires, et découvert cette lutte de classe, que Marx estimait ne pas avoir lui-même découvert, on tourne et on vire avant de conclure que la théorie d’aujourd’hui doit être tout autre chose que celle de 1848. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement d’ajouter quelques chapitres, ou même de couper quelques rameaux morts pour en greffer de nouveaux, mais de remplacer le tronc tout entier. C’est ce que révèle la présentation puérile de petits titres d’un document initial qui singent ceux classiques du Manifeste: bourgeoisie et bureaucratie - bureaucratie et prolétariat - prolétariat et révolution, à la place des célèbres: bourgeois et prolétaires - prolétaires et communistes. Mais nous allons montrer qu’en admettant cette thèse centrale: exit la bourgeoisie, ingredit bureaucratie, on ne remplace pas partiellement mais totalement, on ne rafistole pas la carène en bois mais on prétend la remplacer par une autre en acier.

En réalité nos caréneurs ne font que lancer des petits bateaux en papier.
 

Un protagoniste nouveau

Si vous voulez savoir ce qui était «imprévisible et insoupçonnable» pour Marx et ses disciples en 1848 ou en 1914, nous le déduirons tout de suite d’une autre phrase importante: «En gros on peut dire que la différence profonde entre la situation actuelle et celle de 1848 est donnée par l’apparition de la bureaucratie en tant que couche sociale tendant à assurer la relève de la bourgeoisie traditionnelle dans la période de déclin du capitalisme». Ce personnage qui serait apparu nouvellement sur la scène historique, ne joue pas les utilités mais est un acteur de premier plan. En effet on le présente d’abord comme une couche sociale pour l’élever bientôt au rang de classe: comment autrement la situation sociale russe où la bourgeoisie a disparu se définirait-elle comme économie et structure de classe? Le prolétariat est une classe, mais qui est l’autre ? La bureaucratie, c’est bien clair!

Définir la bureaucratie comme classe sociale est un tel non sens que si on l’admet un instant, toute la théorie depuis le Manifeste Communiste jusqu’à Lénine (et heureusement jusqu’à aujourd’hui) vole en éclats, et pas un passage ni un chapitre n’en subsiste! Ce serait encore peu de choses: une démolition de plus du marxisme, sur laquelle nos gens se casseront les dents! Mais il y a plus: l’erreur inhérente à cette doctrine réside dans des thèses non seulement anti-marxistes, mais pré-marxistes que le marxisme n’a pas seulement soupçonnées et prévues, mais qu’il a constamment dénoncées comme déjà surannées à son époque et soumises à de classiques «passage à tabac» (italice: santantonii, que l’ont fait aux malheureux arrêtés dans les commissariats).

Nous allons donc prouver que celui qui veut se faire le disciple du radoubisme et du rafistolage type rive gauche doit alors déclarer avoir mis en morceaux page par page, tant «Le Capital» que «L’État et la Révolution».

On ne saurait en effet mieux définir la position exactement opposée à celle de la gauche marxiste internationale d’avant et d’après Lénine qu’avec ces paroles: «Le programme de la révolution prolétarienne ne peut rester ce qu’il était avant l’expérience de la révolution russe et des transformations qui ont eu lieu après la deuxième guerre mondiale dans tous les pays de la zone d’influence russe». Ce sont justement ceux qui montrent clairement n’avoir jamais appris ce qu’a été, est et sera le programme de la révolution prolétarienne, qui se mettent à vouloir le refaire!

Notre mouvement vise tout le contraire, et nous croyons avoir donné une contribution non négligeable à ce travail: «Le programme de la révolution prolétarienne doit rester ce qu’il était avant la révolution russe, la première guerre mondiale et la corruption de la Seconde Internationale». Marx retrouva dans la Commune de 1871 le programme du «Manifeste» de 1848; Lénine dans l’Octobre 1917 et dans la situation qui suivit la Première Guerre Mondiale retrouva ce même programme. Le fait important est que ce programme n’est nullement réalisé en Russie, ceci est bien clair, les raisons n’étant pas celles qu’en donnent les radoubeurs. Il n’en serait pas autrement si leurs postulats avaient triomphé : démocratie et contrôle prolétarien et réduction des avantages de la classe bureaucratique. Ils ne savent pas réclamer autre chose.
 
 

HIER
Une classe qui naît déjà vieille

Une seule considération nous suffirait pour montrer que la découverte de cette nouvelle planète du système solaire des classes sociales historiques - la bureaucratie-classe - se situe piteusement en dehors de la plus petite compréhension de la dialectique matérialiste, et pour la rejeter dans les limbes des pensées effectivement bourgeoises. L’imprudente parodie du «Manifeste» de 1848 ne présente aucune explication, aucune justification, ni «apologie» de cette classe nouvelle, originale, qui remplace les anciennes. Si nous avons été témoins, comme ils le prétendent, de son avènement, c’est que nous avons été témoins de la formation et du triomphe d’une classe «inutile», car à peine est-elle apparue que nous avons su qu’elle méritait seulement des paroles désagréables. Quelle présentation différente est celle que le «Manifeste» fait de la révolution bourgeoise, de la conquête bourgeoise du monde! Il s’agirait donc d’une erreur, d’un moment de distraction, d’un avorton de l’histoire? S’agit-il de marxisme ou de l’idéalisme débile de la bourgeoisie décadente!?

Et pourquoi cet avorton à l’horrible face de vieille décrépite qui ne serait bon qu’à être jeté dans un bocal d’alcool, effraie à ce point qu’il impose de changer tout «le programme de la révolution», et de renvoyer à l’école de ces pâles chirurgiens «l’accoucheuse de l’histoire».

Cette hypothèse, selon laquelle l’appareil du pouvoir de classe - en langage marxiste, la bureaucratie et l’État ne sont que cela - détient le pouvoir non pour défendre un des modes de production de classe, mais le détient pour lui-même, pour son propre intérêt, pour en tirer l’argent du cinéma ou du bordel, n’est rien d’autre que la plus vile édition de la plus banale des objections au socialisme prolétarien: vous aurez beau mettre à la tête de la société des forces nouvelles, vous ne ferez que recommencer au début, puisque quiconque gouverne et dirige ne le fait jamais que pour ses propres affaires. Et tout philistin saura vous dire: contre ceci, la seule recette est une recette morale, que gouvernants et gouvernés soient honnêtes, une recette libérale (le contrôle, fi donc..!) dans laquelle celui qui est élu pour diriger soit le serviteur des électeurs comme par exemple dans la vieille Angleterre ou dans la jeune Amérique! Et avec des propos de ce style vous enseignerez à Karl Marx quelque chose que lui, le pauvre, n’aurait pas soupçonné? Mais allez donc plutôt faire le métier de révéler la vérité aux maris cocus, ce qui serait plus sérieux.

Dans une étrange et brouillonne polémique avec Trotzky, auquel ils donnent tort dans tout ce qu’il dit de juste et vice versa, ils saisissent un des ses mauvais mouvements littéraires dans la phrase qui suit celle juste (la certitude que la bureaucratie n’a aucun avenir historique): si l’échec de la révolution permettait à la bureaucratie de s’installer au pouvoir de manière stable à l’échelle mondiale, «ce serait un régime de déclin qui signifierait une éclipse de la civilisation». Le prolétariat et le marxisme révolutionnaire seraient alors disposés à se débarrasser prestement de leur programme de classe, si l’on prouve que le progrès se change en déclin, et qu’une civilisation commune à toutes les classes et au-dessus des luttes de classe menaçait de s’éteindre? Progrès et lumière de la civilisation historique: il n’en faut pas plus pour tomber dans ce qu’Engels et Marx fustigèrent en tant qu’idéologie du socialisme bourgeois et petit bourgeois.

Les radoubeurs voudront dépasser notre pauvre marxisme. Qu’ils se réjouissent de cet aveu précieux: pour éviter qu’au capitalisme succèdent des régimes de déclin et que la civilisation actuelle (tous ce qu’il y a de plus sombre à nos yeux) ne s’éclipse, nous ne taperons pas sur une seule touche de la machine à écrire ou de la linotype, et nous n’allumerons pas un seul de ces fameux cierges: pourvu que le régime capitaliste nous débarrasse le plancher, nous le laisserons aller se coucher dans l’obscurité.

Mais pour montrer que la prétention de rafistoler est en réalité la tentative, d’ailleurs vaine, de démolir morceau par morceau, il nous faut un minimum d’ordre: voyons donc un peu la question du cours économique, puis celle du pouvoir politique.
 

Atrophie dialectique

La polémique a pour point de départ la volonté de réfuter la thèse de Trotzky, selon laquelle il y aurait eu malgré tout en Russie, après la victoire de la bureaucratie, un État ouvrier. Trotzky aurait dit (les jugements critiques de Trotzky devraient, en vérité, être examinés dans un ordre logique bien meilleur) que l’économie était socialiste dans la production en raison de l’étatisation de l’industrie, mais non socialiste dans la seule distribution (ou mieux répartition) des revenus (ou mieux des produits). Mais en réfutant cette position avec l’argument évident que chacune des formes historiques de production présente également et de manière inséparable des caractères de distribution qui lui sont propres, on jette une confusion folle dans les termes et les concepts de base de l’économie marxiste.

Nous divergeons de Trotzky dans la définition et la reconnaissance des différents stades qu’a traversé le développement social russe depuis février 1917, et nous considérons qu’il a fait preuve d’un constant «retard de phase» dans la mise en accusation des abandons des différentes positions révolutionnaires: d’abord dans le domaine tactique, puis dans celui politique, enfin dans celui économique. Il est certain qu’aujourd’hui Trotzky - comme sa compagne Sedova, l’aurait paraît-il affirmé - ne parlerait plus ni de manpour la Russie.

Mais l’indiscutable supériorité de Trotzky sur ses détracteurs, qui en fait de marxisme ne lui arrivent pas à la cheville, réside dans le fait qu’il situe le développement dans la succession des événements historiques et comprend que les relations entre stratégie de manen tenant compte du mouvement de tous les facteurs sociaux internes et externes, et qu’il sait distinguer entre les diverses voies de victoire, d’arrêt et de défaite des révolutions en jeu; même quand sa solution est mal adaptée au problème.

Ses détracteurs ne voient rien sous l’angle historique et dialectique, et quand ils essaient de raconter la succession internationale des faits, ils le font en marchant comme des écrevisses, à reculons; ils voient tout de façon désespérément statique, statistique, et parce qu’ils se servent de mots et de phrases lus chez Marx, ils croient avoir trouvé des solutions nouvelles et heureuses. En vérité ils ne s’élèvent pas au dessus d’une plate «analyse» selon laquelle, si vous me donnez une photographie aérienne d’un pays, je vous expliquerai quelle est au début la position des rapports de production et de distribution, et je pourrai ensuite vous donner un verdict sur la «couleur» du «régime».

Avec cette impuissance dialectique, il est impossible de comprendre qu’il y a des moments où économie et politique, par exemple, production et répartition, et même des intérêts de la classe dominée et de celle dominante, apparaissent avoir une marche parfaitement inversée: c’est ce que l’histoire des révolutions et des contre-révolutions d’avant 1848 avait enseigné à Marx, et qu’un réexamen des événements postérieurs confirme à tel point qu’on ne saurait déplacer un seul clou dans la coque de notre navire.
 

Les rapports de production

Ce concept marxiste primaire n’a pas été du tout digéré, bien qu’on ait recours à des formulations classiques. Il a même été renversé. L’objectif que l’on veut atteindre est de relier les rapports de production à ceux de distribution: cette démarche est juste et nous l’avons empruntée correctement à propos des caractéristiques mercantiles de l’économie russe qui démontrent sa nature capitaliste, étant donné les conditions historiques et politiques générales actuelles. Mais à l’époque de l’introduction de la NEP, par exemple, la conclusion pouvait être différente.

Mais le fait grave est que, en redéfinissant les rapports de production, le critère marxiste est tellement déformé qu’ils retombent en plein dans un idéalisme anti-déterministe crassement bourgeois. En effet, partant du point de vue juste, on aboutit à cette race de thèses, répétée plusieurs fois: «Nous savons (!) que chaque rapport de production est en premier lieu et immédiatement (?) organisation des forces productives en vue du résultat productif».

Dans cet énoncé d’une douzaine de mots dont aucun n’est à sa place, on reconnaît tous les modes de pensée bourgeois en économie et en philosophie.

Le point d’arrivée auquel tend toute la tortueuse exposition: la conscience et la volonté, s’est insinué sous des apparences trompeuses dans le point de départ difforme.

Faites bien attention: le théorème veut définir ce qu’ont en commun tous les rapports de production de l’histoire, même les plus anciens.

La formule se fonde donc sur les thèses idéalistes et volontaristes: au commencement était la conscience, au commencement était la volonté. Puisque quelqu’un organisait, ce quelqu’un disposait la production et l’économie selon son plan, c’est-à-dire sa volonté. Et puisque le quelqu’un en question avait déjà clairement en vue le résultat, il avait en lui déjà la science et la conscience des lois économiques.

Mais qui est ce quelqu’un! Celui qui répondrait «l’homme moyen» serait un anti-marxiste libéral, correct et loyal. Celui qui affirmerait: l’homme d’exception, serait un idéaliste décent d’une de ces nombreuses écoles. Celui qui dirait: l’envoyé de Dieu, serait un partisan conséquent de la révélation. Mais le quelqu’un des radoubeurs, disons-le tout de suite: est la classe dominante (donc en Russie la bureaucratie, souveraine des lois économiques et des résultats productifs). Toute la trame est là!

On prétend être marxistes parce qu’on introduit la classe même quand ce n’en est pas une (et peut-être seulement alors). On a lu et compulsé à fond Marx, on le cite peut-être plus que nous, et précisément lorsqu’il démontre le contraire de l’«organisation en vue d’un résultat productif». Il aurait mieux valu ne pas le lire: il y a aussi une manière de lire les livres qui ressemble à celle avec laquelle le cambrioleur feuillette les paquets de billets de mille. Un camarade de la première heure s’amusait souvent à rappeler les noms de tant d’hommes qui, connaissant à fond Marx et son marxisme.

Répétons que la formule est générale à tous les rapports de production historiques. Comme si le maharadjah indien qui reçoit son poids en or sous forme de tribut, comme si le seigneur féodal qui a vécu des décennies en croisade, avaient jamais organisé la moindre production. Mais quand nous pensons la voir appliquée au capitalisme, nous constatons la chute, comme dans la philosophie, dans la science économique bourgeoise: la chasse au résultat productif. L’impulsion irrésistible à produire sans limite et sans raison, donc sans conscience de résultats et sans organisation, devient, non la manifestation contradictoire et instable que vous démontre le déterminisme économique, mais une recherche consciente et voulue de résultats de la part de la classe dominante, laquelle «construit» ad hoc le rapport «matériel et personnel». Nous voici arrivés au point désiré: tout est un rapport entre deux personnes: patron et ouvrier. Et alors on définit en général toutes les classes historiques de cette manière fossile: un groupe de personnes qui savent et veulent et dirigent, et un autre groupe de personnes qui subissent et exécutent passivement. De sorte que la lutte entre les classes et surtout entre les forces qui découlent du vieux et du nouveau mode de production, est réduite dans ce mesquin bavardage à une série d’aspects d’un même éternel conflit: entre le dirigeant et l’exécutant! Telle est l’autre formule clé de ce système boiteux.

Si ensuite la formule examinée plus haut devait définir le mode de production socialiste, on pourrait alors dire: organisation des forces productives en vue du résultat. Mais on ne devrait pas ajouter productif, qui pue l’affairisme et l’économisme capitaliste à cent lieues, mais plutôt résultat de consommation, d’usage. C’est ce qui existera beaucoup plus tard, dans la société sans classes, et quand sera résolu le problème philistin d’éviter que le dirigeant ne dupe l’exécutant; mais tant qu’il y aura des classes, la réalisation consciente du résultat sera impossible, aux individus comme aux classes. Ce n’est possible que pour le Parti! Comme ils le reprochent à Lénine de l’avoir proclamé.
 

Hors sujet

On veut démontrer que la propriété nationalisée et étatique n’est pas du socialisme; cela est juste, mais la voie suivie est erronée. On dit que les rapports de production sont une autre paire de manches que les formes de la propriété. Au contraire chez Marx ce sont les deux manches de la même paire. Que l’entreprise appartienne à un particulier bourgeois ou à l’État, la forme de propriété est la même. Pour le comprendre, il suffit de penser non à la fabrique ou aux machines mais au rapport du travailleur salarié au produit. La forme bourgeoise de propriété hôte au travailleur tout droit d’appropriation sur le produit de l’entreprise. Naturellement lui est aussi enlevé tout droit sur les instruments de production, mais ceci dérive du fait matériel qu’il travaille de manière associée: il ferait beau voir les travailleurs (même sur décision de l’autonome conseil de fabrique) emporter une pierre du mur ou une roue de la voiture...

Et pourtant on s’appuie sur la plus parfaite des énonciations de Marx, celle de l’introduction de 1859 à la «Critique de l’économie politique», qu’il écrivit certainement un jour où ses maudits anthrax, qui lui faisaient souhaiter la mort, ne le tourmentaient pas, et où il avait fumé un de ses non moins atroces cigares. Nous la rapportons ici en mettant entre parenthèses les parties non citées par le texte.

«Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté (rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles). L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique (et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience). A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. (De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. Lorsqu’on considère de tels bouleversements,) il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel - qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse - des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, (religieuses, ou philosophiques), bref, les formes idéologiques (sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout. Pas plus qu’on ne juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production)».

La leçon de ce texte est claire. Ce n’est pas nous qui le disons, mais ce sont ceux qui ont mutilé cette citation de tous les passages entre parenthèses. Claire! Après avoir lu une fois ce texte, et si l’on est en possession de toutes ses facultés physiologiques, on peut, d’un codeur léger, mettre le feu à la bibliothèque et s’arracher de la matière cérébrale la circonvolution de l’alphabet. Mais il n’est pas permis d’en omettre des passages au hasard (ou pire pas du tout au hasard mais lorsque ces passages placent en tête la condition matérielle et en queue la conscience, renvoyée bien après chaque révolution, et qu’elle constitue au contraire, le point de départ de tout ce fouillis, piteusement en retard d’un siècle sur cet éblouissant faisceau de lumière). Si ensuite il se présente quelqu’un qui, fier d’avoir compulsé tout ce qui a été publié depuis 1859, veut en changer certains mots, alors il ne reste plus que la fameuse grêle de coups de pied dans l’infrastructure de la conscience.
 

Fondements terminologiques

Relisons avec calme. Production sociale de la vie. Rapport qui dépasse absolument l’individu et son bilan de «doit et avoir», dans lequel les prétendues mises à jour théoriques sont désespérément condamnées à errer. Production pour les groupements humains de leurs aliments et reproduction biologique de l’espèce, des producteurs de demain. Tout cela n’est pas planifié par la tête, ou des têtes, mais déterminé par l’état des forces productives matérielles. Les hommes constituent également une force productive, qui évolue, mais ne peut briser les conditions déterminées par les possibilités techniques: pioche ou charrue, rame ou voile, traîneau ou roue, faune, flore, géologie du terrain. Voilà ce que sont les conditions matérielles, et non pas l’argent du portefeuille. La «conscience» de ces tournants peut se traduire dans les légendes: celle de Jason qui coure fendre le sein de Téthys; celle d’Encelade qui, prisonnier, soulève l’Etna; celle de Talos qui invente la roue et le tour et est tué par son maître Dédale, furieux d’avoir inventé l’aéroplane et non la charrette... Derrière les bavardages de Socialisme ou Barbarie, ne se traduit que la conscience de rien.

Les rapports de production sont la même chose que les rapports ou formes de propriété, avec cette différence que les premiers s’expriment en termes économiques et les seconds en termes juridiques. Inutile d’essayer d’en faire des choses différentes dans le but de taire les passages établissant que le droit dérive du rapport économique.

Dans l’esclavagisme le rapport de production est tel que le produit du travail de l’esclave est à la disposition du maître, sans autre contre-partie que de minimes biens de consommation, et que l’esclave ne peut s’en aller ou produire pour d’autres, ou pour lui-même. Le rapport de propriété est celui sur la personne et la vie de l’esclave, et exprime en droit la même chose.

Les forces productives sont les outils, les machines, les véhicules en tout genre; les matières premières et les denrées qu’offre la nature, et bien entendu la classe travailleuse à toutes les époques. Le mode de production (Produktionsweise) ou forme de production est un des grands types historiques de relations productives: ressources techniques et formes de propriété. A la culture de la terre s’adaptent successivement le communisme primitif, l’esclavagisme, le servage, le salariat. A la production d’articles manufacturés, s’avèrent au fur et à mesure inadéquats, le communisme primitif, l’esclavagisme, le libre artisanat, et finalement à un certain stade, le salariat lui-même.

Le capitalisme est l’un des grands modes de production historiques, et l’une des formes de propriété les plus importantes. Cette forme aux caractéristiques bien définies n’autorise aucune prétendue substitution du genre capitalisme privé-capitalisme d’État ou bourgeoisie-bureaucratie.

Mais il y a une autre équivoque. Les formes de propriété sont les rapports de droit. Ces derniers, dans leur détermination, s’expliquent par le fait économique; mais une chose est de les expliquer, une autre d’en déduire l’idéologie religieuse, philosophique, etc.

Le rapport de propriété est un rapport matériel. L’État qui fonctionne selon la norme juridique consacrée est un mécanisme matériel bien plus palpable qu’un système philosophique. Si l’esclave s’enfuit, les agents de l’État le capturent. Si le salarié prend un objet produit, ou même si l’industriel ou le dirigeant le séquestrent dans l’usine, les gendarmes viennent l’arrêter ou le libérer. Les formes de propriété sont des agents économiques matériels et non des facteurs qui n’agissent qu’en «mystifiant»! Moi, par exemple, j’ai une conscience qui va bien au-delà de la mystification mercantiliste, mais ce que je consomme, je l’achète en obéissant absolument spontanément à la loi de la valeur. C’est ainsi: chez ces gens-là, il n’existe aucun concept qui ne soit à sa place.
 

Métaphysique de l’exploitation

Ne quittons pas encore le thème économique. Toute la conception des luttes de classe est réduite à un combat ininterrompu contre un ennemi unique: l’exploitation. Si le monstre est toujours le même, les victimes en révolte changent: esclaves, serfs, salariés et ainsi de suite. Nous sommes ici en pleine «Philosophie de la misère» à la Proudhon. C’est une affaire enterrée en 1847, et donc loin d’être insoupçonnable en 1848.

Il s’agit de lire et non de comprendre ce que signifie le passage: «les mêmes rapports sociaux qui furent d’abord des formes évolutives des forces de production, se transforment en chaînes». C’est seulement aujourd’hui, avec un capitalisme avancé, que l’exploitation du salariat, le surtravail, la plus-value, constituent des chaînes. Quand le capitalisme naquit, ils correspondaient à des formes évolutives utiles des forces de production. Liberté, égalité, fraternité étaient une mystification (comme ils le rappellent tout à fait «en passant»), c’est parfait; mais elles le sont encore quand ils l’appliquent hypocritement au sein de la classe prolétarienne, en oubliant de nous donner cette recette consciente pour une époque où il n’y aura plus ni classe ni prolétariat. Mais il n’y avait pas de mystification dans le fait que le même objet, par exemple une paire de ciseaux, réalisée par des salariés et non par un artisan libre, permettait au «pauvre» d’en avoir une paire au lieu d’aucune à la maison, ou quatre à la place d’une. L’artisan, férocement exproprié, dans la mesure où précisément, parce que victime inconsciente des formes traditionnelles, il résiste contre son intérêt subjectif, gagnera en niveau de vie, en devenant salarié.

L’artisan ne fournissait pas - du moins directement - du surtravail. Mais de faire fournir des masses de surtravail aux salariés associés dans les nouvelles entreprises et fabriques, était la seule voie pour accumuler du capital, dés lors social, et pour évoluer vers l’actuel niveau d’équipement. Qu’il y ait eu exploitation, est une objection extra-marxiste et bêtement morale.

L’erreur économique de base consiste à tout réduire à une dispute pour la plus-value qui se confond avec l’inéluctable faim de surtravail du capital. A sa naissance, le mode de production bourgeois rend possible une plus grande mise en réserve sociale pour un moindre travail des vivants: ce n’est donc pas par bêtise, mais en raison de l’influence matérielle déterministe d’une force productive moderne et future plus ardente, que les prolétaires prêtèrent main forte pour rompre les chaînes de la servitude de la glèbe et de la petite production. Peu à peu la loi de la chasse au surtravail, qui interdit au capital l’«organisation en vue d’un but», conduit la nouvelle forme à être défavorable. Il n’y a donc pas là une valeur éthique absolue, mais un passage quantitatif de rendement social. Naturellement ceux qui rafistolent Marx en le rabaissant au dessous de Lassalle, ne voient dans la lutte entre les deux modes production historiques que le conflit ouvrier-patron, voire ouvrier-bureaucratie, et ils l’enferment dans les limites des marges de profit qui est aujourd’hui bas avec un taux de plus-value élevé pour des raisons mécaniques.

Aveuglés par la question de la répartition des revenus et lisant à l’envers les phrases qu’ils citent de l’autre texte formidable, celui de la Critique du Programme de Gotha, sur la répartition de la misère, ils ne voient alors pas comment il est possible en principe de proposer la thèse suivante: les dépenses affectées à la bureaucratie d’entreprise et d’État est une des nombreuses fractions entre lesquelles se répartit le profit; aux fins d’un passage rapide de l’économie parcellaire semi-asiatique à un marché national et à une industrie florissante, la somme extorquée par la bureaucratie russe actuelle, en tant que consommation en soi et pour soi, pourrait constituer le moindre des maux qui jalonnent la marche complexe du monde vers l’amélioration marxiste des «conditions du travail vivant». La discussion qu’ils mènent avec des chiffres fournis par Trotzky et des apologistes du stalinisme et qui constitue leur analyse supérieure et précise, montre seulement qu’ils ont un long chemin à parcourir avant d’atteindre le niveau auquel se trouvait la science économique, quand apparut la nouvelle construction propre au prolétariat moderne. Ils se querellent sur la réduction de quelques centimes, ils ergotent sur les prix comme la servante au marché, et ils ne voient pas le monde qu’il s’agit de conquérir.
 

AUJOURD’HUI
État et révolution

Auprès avoir vu comment la manie d’améliorer et de mettre à jour, comment le malheureux snobisme qui fait craindre constamment d’être en retard sur les tout derniers apports de la science conformiste, conduisent à renier paragraphe après paragraphe tous nos textes économiques, venons-en au cours politique.

Qu’est l’État pour nous? C’est un appareil composé d’hommes avec des tâches définies, et surtout d’hommes armés. Un tel appareil n’est absolument pas nécessaire pour toute communauté humaine (Et ici, Lénine le disait, les anarchistes ont raison), étant donné qu’il y eut et qu’il y aura (pour la raison exacte qu’en donne Engels) des sociétés sans État.

Mais il ne peut pas ne pas y avoir d’État tant qu’il existera des sociétés divisées en classes qui luttent entre elles. Jusqu’ici même l’anarchiste peut nous suivre.

Plus exactement, l’État d’une époque donnée est une forme de propriété correspondant à des rapports économiques donnés, qui apparaît avec eux, et qui tend ensuite à les conserver et les défend par la force, même quand ils sont devenus des «chaînes pour les nouvelles forces productives» capables de faire progresser le bien-être général.

L’État, ensemble de corps armés et non armés, c’est-à-dire système de bureaucraties (police, milice, magistrature, administration, y compris le clergé) n’est donc pas toujours le mal absolu. Après la révolution anti-féodale, l’État français avec sa phalange de fonctionnaires, son armée permanente, sa garde nationale, ses gendarmes, etc., a la fonction de lutter contre la réaction. Nous disons qu’il exprime la lutte des nouveaux capitalistes contre les anciens aristocrates, seigneurs terriens. Ce n’est pas tout. L’État s’explique par la présence de ces deux classes, et c’est un moyen, pour le moment, de briser des chaînes et non d’en forger de nouvelles. Mais nous dirons plus exactement qu’il exprime la lutte entre un mode de production futur (celui capitaliste) et un mode de production passé et inférieur (le féodalisme), lutte historique et universelle. Dans un tel moment historique, cet État exprime, en plus de la partition de la population de France, la pression de toutes les classes bourgeoises et prolétariennes en lutte, et on peut dire qu’il représente, outre un réseau mondial d’intérêts, le potentiel de quelque chose de plus vaste encore: l’irrésistible force génératrice de forces productives matérielles futures.

C’est de cette manière que nous devons juger les formes et les luttes d’un tel appareil, et leur entrelacement impressionnant en est donné par les trois textes classiques de Marx (3).

Cet appareil transforme ses fonctions «anti-formistes» en fonctions «conformistes» selon un processus très complexe mais à l’allure non continue, et il voit se lever contre lui une classe et une force qui vise à l’abattre.

L’État est donc cet appareil qui s’appuie sur une classe qui défend et revendique un mode de production donné et qui après le succès révolutionnaire résiste au retour des forces et modes plus anciens.

Il est clair, par conséquent, que toute révolution sociale à cheval sur deux grands types de forme de production, et en particulier la révolution à venir du prolétariat, doit briser le vieil État, disperser ses hiérarchies et son personnel. Mais il est clair aussi - et ici les anarchistes ne comprennent pas, et les groupes plus ou moins anarchisants froncent les sourcils - que pendant tout le temps où le vieux mode de production dispose de forces et de défenseurs tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du territoire, l’État et les corps d’hommes armés, et la bureaucratie resteront, sous une nouvelle forme, nécessaires.

Une tendance anarchisante perce dans cette phrase curieuse: «le pouvoir des masses armées n’est déjà plus un État au sens habituel du terme»! Ici, par dessus le marxisme, le libéralisme et le libertarisme se donnent la main d’une manière romantique.
 

L’extinction de la bureaucratie

Si la formation du nouveau État révolutionnaire, la dictature du prolétariat, est nécessaire pour Marx et Lénine, c’est en raison du fait que, alors que la conquête du pouvoir politique par les méthodes révolutionnaires représente un saut brusque, les éléments suivants ne le sont pas et se diluent au cours du temps: le remplacement complet du vieux par le nouveau mode de production, la disparition locale correspondante de la classe qui détenait le pouvoir auparavant, et qui respectait le vieux mode de production, l’influence des forces extérieures qui défendent ce dernier et combattent le nouveau, et plus que tout, les résidus des influences super structurelles de tout type dominant l’idéologie et la psychologie sociales. Ainsi l’État ne s’abolit pas, mais on en fonde un nouveau en renversant l’ancien. Au bout de ce long processus, dont la longueur dépend du degré de développement interne des forces sociales et des rapports internationaux de force des classes, l’État s’éteint. Tout ceci est bien connu et nos radoubeurs feignent de n’y apporter aucune retouche.

Ils citent même des passages d’Engels qui prouvent très clairement que ce cours ne change pas si la concentration a atteint le stade de l’industrialisme étatique. «Les moyens de production, en devenant propriété de l’État ne perdent pas le caractère de capital. L’État est le capitaliste collectif idéal».

Voilà le point crucial. Si les moyens de production de la propriété éparpillée et individuelle du travailleur autonome deviennent du capital, que ce soit un financier privé ou l’État qui le fasse, il est procédé au mode de production capitaliste. Si de capital, ils deviennent moyen de la production sociale, c’est-à-dire qu’ils sont employés sans la forme salariale de la production et sans la forme mercantile de la distribution, il s’agit alors du passage du mode capitaliste à celui socialiste. Ce second passage ne peut, c’est clair, être fait ni par des personnes privées, ni par l’État politique de la classe bourgeoise; il peut être seulement réalisé par le nouvel État révolutionnaire, par la dictature du prolétariat.

C’est là que réside la solution cherchée vainement dans la «pyramide des revenus» et dans le scandale de la disproportion des salaires en Russie - disproportion contre laquelle pourra seule s’élever une révolution socialiste, sur les traces glorieuses de la Commune, dans un milieu de capitalisme avancé.

Il faut pourtant reconnaître que l’État ouvrier, qui est le seul à pouvoir assumer ces tâches de transformation de la forme de production, peut durant des périodes non seulement d’évolution et de développement technique interne, mais aussi de lutte politique internationale, être astreint à gérer des formes de capitalisme d’État à base salariale, mercantile; en d’autres termes, il peut à certains stades - que l’État stalinien d’aujourd’hui a dépassé depuis des années - demeurer l’État politique du prolétariat et du futur mode de production socialiste mondial, tout en s’occupant encore de la transformation préliminaire «de moyens de production en capital».

L’État russe, avec son inévitable bureaucratie, est aujourd’hui uniquement «préposé» à transformer les moyens de production en capital, à l’instar d’un jeune État capitaliste, et il est devenu un appareil qui ne combat plus pour le mode de production prolétarien mais est prêt, comme tous les autres, à défendre celui capitaliste.

Voulez-vous voir s’évanouir cette bureaucratie théorisante sans révolutions ni guerres? Supposez-vous réellement possible le passage au mode socialiste de production? Apprenez qu’il fera disparaître le marché et l’enregistrement des prix, la division entre entreprises et l’enregistrement des salaires, la division professionnelle du travail et la différence entre la ville et la campagne. Vous comprendrez alors que la rampe de misérables bouts de bougie que constituent les fonctionnaires en tout genre s’éteindra d’elle-même, déclinant l’honneur, trop grand pour l’indolence des ronds-de-cuir, de donner leur nom à une période de l’histoire.
 

Iliade et batrachomyomachie

Voici «l’autre solution», connue depuis des siècles, qui permet d’éclairer les problèmes des radoubeurs et leurs prétendues données ignorées du marxisme.

A ces armes critiques puissantes ils substituent la statistique bavarde des revenus; ils cherchent sans y parvenir la répartition des revenus et de la plusvalue et surtout il ne savent pas indiquer comment elle varie qualitativement: vers le haut ou vers le bas, par la vérification du progrès de diffusion du capitalisme, qu’ils préfèrent troquer avec l’habituelle palinodie: augmentation de l’extorsion, diminution du niveau de vie, et autres balivernes.

Étant donné l’absence des bourgeois russes et la destruction du schéma: deux classes (au moins), et l’État pour une seule d’entre elles (le texte de Marx sur la Commune et celui de Lénine sur l’État sont donc jetés au panier), la solution réside dans la classification des citoyens soviétiques entre «ouvriers» et «bureaucrates». Mais si le rapport de production fût celui ouvrier-État, ce serait un rapport unique, et il n’y aurait pas de différence ni de lutte de classe. Cette sélection arbitraire et irréelle constitue la pire parodie du marxisme. Elle équivaut à remplacer le choc de deux formes historiques, que décrit de manière mythique l’Iliade, par une lutte d’espèce entre rats et grenouilles qu’Homère lui-même aurait chantée de façon humoristique dans la Batrachomyomachie (4).

Dans l’Iliade, deux civilisations antiques entrent violemment en collision, et déterminent l’histoire des siècles ultérieurs. D’une part, la société asiatique, immobile, agraire, satrapique, dirigée par des monarchies éternelles et des seigneuries théocratiques, dont sont tributaires les peuples encore nomades et les tribus encore communistes (bien pauvres, comme Marx le prouve, en bureaucratie: une douzaine de personnes pour chaque tribu, y compris l’astrologue. Parce que les gens de plume dont nous nous occupons, pas même sur le terrain rhétorique, n’ont rien inventé: ils devraient savoir qu’entre bureaucratie dominante et barbarie, il n’y a pas de parallèle, mais carrément antithèse!) - de l’autre, la lignée éolienne et ionique, navigante, commerçante, industrielle pour l’époque, que les superstructures juridiques et philosophique, le génial individualisme, rapprochent de la bourgeoisie romantique du meilleur âge moderne européen. Deux mondes et deux formes sérieusement diverses de l’organisation humaine - qui sont les effets déterminés par la distance même de fond géographique entre l’immensité des déserts et des terres intérieures, et la dentelure capricieuse des péninsules et des archipels, entre le climat glacial et torpide à la fois du supercontinent, et le climat doux et tempéré des rivages riants de la Méditerranée - se heurtent quand le char d’Hector et celui d’Achille entrent violemment en collision.

Mais avec la statistique du 27 du mois, le tableau se vide, comme lorsque les rats et les grenouilles, bien distincts entre eux à première vue, se battent en reprenant à grands cris les invectives des héros avant le duel, en calquant les hauts et les bas de la décennale guerre des continents, et en singeant par leurs sobriquets pour rire les Troyens et les Argiens.

Le heurt entre le mode capitaliste de production et celui socialiste prend les mêmes proportions que la tentative de description (incapable de citer un seul épisode historique ou de chronique qui remplisse, ne disons pas un livre homérique, mais un télégramme Reuter) de la société russe. C’est la proportion qui existe entre le grand poème épique et la plaisante parodie des rats et des grenouilles.
 
 

-----------------------

1. Il s’agit du "Sul Filo del Tempo" paru dans Programma Comunista n°9 d’avril 1953 sous le titre «Fantasime carlailiane. Vaniscono genii, capi ed eroi». Il faut en finir avec la croyance en la fonction des grands hommes dans l’histoire (sociale, politique, artistique), inconciliable avec la doctrine marxiste. L’attente du messie et le culte du génie sont une misérable couverture d’impuissance. La révolution sera terrible mais anonyme!

2. Il s’agit d’un passage de l’Anti-Dühring (Éditions sociales): «Avec trusts ou sans trusts, il faut finalement que le représentant officiel de la société capitaliste, l’État, en prenne la direction (de la production, ndr). La nécessité de la transformation en propriété d’État apparaît d’abord dans les grands organismes de communication: postes, télégraphes, chemins de fer. Si les crises ont fait apparaître l’incapacité de la bourgeoisie à continuer à gérer les forces productives modernes, la transformation des grands organismes de production et de communication en sociétés par actions et en propriété d’État montre combien on peut se passer de la bourgeoisie à cette fin. Toutes les fonctions sociales du capitaliste sont maintenant assurées par des employés rémunérés. Le capitaliste n’a plus aucune activité sociale hormis celle d’empocher les revenus, de détacher les coupons et de jouer à la Bourse, où les divers capitalistes se dépouillent mutuellement de leur capital. Le mode de production capitaliste, qui a commencé par évincer des ouvriers, évince maintenant les capitalistes et, tout comme les ouvriers, il les relègue dans la population superflue, sinon dès l’abord dans l’armée industrielle de réserve. Mais ni la transformation en société par actions, ni la transformation en propriété d’État, ne supprime la qualité de capital des forces productives».

3. Ce sont: «Les luttes de classe en France», «Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte» et «La guerre civile en France: 1871».

4. Batrachomyomachie: du grec batrachos (grenouille), mys (souris), machia (combat). Poème grec attribué à Homère.